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IA et SST : «Il faut absolument faire une étude d’impact» – Nina Tarhouny
Experte en risques psychosociaux et conditions de travail, Nina Tarhouny s’est penchée sur l’introduction de l’intelligence artificielle (IA) en milieu professionnel. Comme pour toute technologie, un certain nombre de précautions sont à prendre afin de protéger la santé et la sécurité au travail (SST) des salariés.
De quoi parle-t-on lorsqu’on considère les systèmes d’intelligence artificielle (IA) introduits en milieu professionnel ?
Nina Tarhouny. Dans les différentes IA existantes, on a les classiques mises à disposition du grand public : Copilot, ChatGPT, Gemini… Ces IA dites génératives peuvent être utilisées par les salariés, sans qu’elles soient véritablement introduites par l’entreprise : ce sont les salariés qui s’en sont emparés pour faciliter leur travail. Il y a d’autres types d’IA, cette fois-ci spécifiques à certains secteurs d’activité : comme l’aide à la valorisation et à la reconnaissance de différents types de déchets que l’opérateur identifie en prenant une photo. Et puis il y a aussi des entreprises qui utilisent l’IA pour tenter de relever les défis liés à la santé et sécurité au travail (SST). Pour l’instant, je dois avouer que ne suis pas encore convaincue par ces dernières car leur mode de fonctionnement n’est pas encore bien défini.
« L’IA sert-elle à alléger la charge de travail des salariés, afin de leur faire gagner du temps et de bénéficier de conditions de travail plus satisfaisantes ? »
Nina Tarhouny, docteure en droit et préventeure, spécialiste des risques psychosociaux.
Quels sont les facteurs favorables liés à l’introduction de l’IA en milieu professionnel, si l’on raisonne en termes d’amélioration de la SST ?
N. T. L’IA est un formidable outil pour améliorer les conditions de travail, quand elle est utilisée à bon escient. Par exemple, pour faciliter le travail d’un salarié qui repose sur tout un tas de tâches chronophages : au lieu d’y passer beaucoup de temps, l’IA peut constituer une aide précieuse. C’est vrai pour la rédaction de textes courts, pour extraire certaines données rapidement… Il y a tout un pan d’activités pour lesquelles l’aide de l’IA est assez précieuse. Après, il faut aussi s’interroger sur le but poursuivi. L’IA sert-elle à alléger la charge de travail des salariés, afin de leur faire gagner du temps et de bénéficier de conditions de travail plus satisfaisantes ? Ou utilise-t-on l’IA pour générer encore plus de productivité, et donc pour ajouter encore à la charge de travail au final ?
L’IA permet de détecter, via la vidéosurveillance algorithmique, le port, ou non, de certains EPI par les opérateurs : qu’en pensez-vous ?
N. T. Cela peut apparaître comme une bonne chose pour repérer les travailleurs qui ne se protègent pas, et qui sont donc exposés à des risques pour leur santé dans le cadre de leur activité. En même temps, il faut prendre en compte la problématique de la surveillance excessive de la part de l’employeur et du respect de la vie privée des salariés. Normalement dans une équipe, les ouvriers travaillent aux côtés de leur manager, comme c’est le cas dans le BTP. À partir de là, a-t-on vraiment besoin de caméras qui filment 24h/24 les salariés alors que le manager peut voir et constater de lui-même que les EPI ne sont pas portés ? Cela pose question. On observe en général que si les salariés ne portent pas leurs EPI, ce n’est pas par pur plaisir de prendre des risques pour leur santé. C’est souvent parce qu’ils sont exposés à des contraintes métier qui font qu’ils ne les portent pas. Parce que ça va leur faire perdre du temps alors qu’on attend d’eux une productivité maximale et que tout se fait dans l’urgence. Ou bien parce que les EPI ne sont pas adaptés et sont source de gêne, voire de douleur. Si l’on n’a pas une analyse humaine sur les raisons qui poussent l’individu à ne pas utiliser ses EPI, alors on risque de déboucher sur des sanctions qui ne seront pas justifiées dans la mesure où l’on n’a pas pris en compte les contraintes spécifiques du salarié.
Quel est le retour d’expérience quant à l’acceptabilité par les salariés de ces nouvelles technologies basées sur l’IA, lorsqu’elles sont introduites en milieu professionnel ?
N. T. L’acceptabilité par les salariés est diverse et variée. Tout dépend de la manière dont l’IA est introduite dans les organisations. Souvent elles ne sont pas assez préparées à l’introduction de l’IA, ce qui signifie que les salariés ne sont pas formés non plus. Ce qui pose problème également, c’est la liberté d’utiliser l’IA pour certaines tâches, ou pas. En réalité, tous les salariés n’ont pas forcément besoin de gagner du temps sur les mêmes tâches. Certaines tâches peuvent paraître rébarbatives à certains salariés, alors qu’elles font du bien à d’autres et qu’ils aiment effectuer ce type de tâche. En termes de prévention, le quatrième principe « adapter le travail à l’homme » doit s’appliquer à l’introduction de nouvelles technologies, y compris l’IA. Cela signifie laisser aux salariés une latitude, lorsque cela est possible et après les avoir formés pour qu’ils connaissent toute l’étendue des applicatifs, sur l’utilisation de l’IA qui leur convient le mieux.
« Une étude récente de l’Organisation internationale du travail (OIT) montre que les pertes d’emploi liées à l’IA générative seront relativement faibles dans le monde, de l’ordre de 2,3 %. »
Nina Tarhouny, docteure en droit et préventeure, spécialiste des risques psychosociaux.
L’une des craintes associées à l’introduction de l’IA dans certains métiers est de voir son emploi menacé. Qu’en est-il réellement ?
N. T. Une étude récente de l’Organisation internationale du travail (OIT) montre que les pertes d’emploi liées à l’IA générative seront relativement faibles dans le monde, de l’ordre de 2,3 %. Cette proportion sera néanmoins plus importante dans les pays à revenu élevé, de l’ordre de 5,1 %, car les emplois de bureau y sont plus représentés. Ce sont des chiffres de l’OIT basés sur l’organisation actuelle du travail et les utilisations de l’IA aujourd’hui. Au fur et à mesure des progrès qui seront faits sur cette technologie, peut-être que les disparitions de certaines activités ou de certains métiers pourraient s’accélérer. Mais dans le même temps, on assistera aussi au développement de nouveaux métiers qui seront liés à l’IA. L’introduction de l’IA ne signifie donc pas la disparition du travail, mais une transformation du travail et des conditions dans lesquelles il est exécuté.
Quelles sont vos recommandations à l’attention des organisations qui s’apprêtent à introduire l’IA en milieu professionnel ?
N. T. Il faut absolument commencer par faire une étude d’impact. Il faut d’abord étudier quelle IA va être introduite dans l’entreprise, pour quels types de tâches et quelles sont les conséquences pour les salariés. Il faut être capable de répondre à un ensemble de problématiques : est-ce qu’il y a des formes de l’activité assez importantes qui vont disparaître ? Est-ce que des métiers entiers vont disparaître, ou bien est-ce que des métiers vont être transformés ? Est-ce que l’IA va être une aide à la productivité ou une aide à la diminution de la charge de travail ? L’étude d’impact a comme objectif de répondre à ces questions pour pouvoir adapter l’organisation du travail à l’introduction de cette nouvelle technologie dans l’entreprise.
Faut-il prendre d’autres précautions ?
N. T. Il faut bien entendu faire preuve de transparence et de pédagogie envers les salariés. Il faut éviter de dire : on a choisi telle IA et on a prévu de faire ça avec, car il faut tenir compte de l’écart entre le travail prescrit et le travail réel. Si la direction se focalise uniquement sur le travail prescrit sans tenir compte du travail réel, on va au-devant de gros soucis. Non seulement en termes d’impact sur les salariés, mais aussi en termes d’efficacité de l’IA pour laquelle on n’aura prévu que du travail prescrit sans tenir compte du travail réel. Il va manquer des maillons de la chaîne pour que le travail puisse être fluide et cela risque au final de désorganiser l’entreprise. Pour que l’IA soit vraiment un bon outil et un progrès en termes de conditions de travail, il faut en amont de son introduction une réflexion indispensable. On n’introduit pas l’IA à la hâte dans l’entreprise parce que c’est à la mode, parce que tel consultant ou tel commercial l’a vantée par de beaux discours. Il faut se poser la question de la plus-value apportée par l’IA dans l’organisation.
La réglementation peut-elle venir encadrer efficacement l’utilisation de l’IA en milieu professionnel ?
N. T. La réglementation tente de suivre les innovations technologiques et de rattraper leur évolution en déterminant un cadre pour éviter les dérives. Concernant l’utilisation de ce type d’outil, il me semble nécessaire d’inscrire certaines pratiques dans un cadre éthique. L’IA peut effectivement dériver vers des pratiques de discrimination ou de surveillance excessive au travail. Sans cadre réglementaire, on peut aussi redouter que nous nous dirigions vers un modèle de société où les individus obtiennent, ou perdent, des droits selon un système de notation de leurs comportements basé sur une surveillance permanente. Ces problématiques peuvent se retrouver au travail. On peut imaginer par exemple attribuer à l’IA le pouvoir de suivre la productivité des salariés et de les noter, ce qui générerait potentiellement des critères pour l’avancement de carrière, pour les primes, pour l’augmentation salariale… Si l’on n’a pas la transparence de ce sur quoi les salariés sont évalués, si l’on ne sait pas quels types de données sont collectées et comment l’IA traite ces données, cela ressemble à une utilisation déloyale vis-à-vis du salarié.
Vous distinguez deux approches dans l’utilisation de l’IA en milieu professionnel : une vision productiviste et une vision humaniste…
N. T. Nous restons des êtres humains : parfois on peut travailler à 100 % et performer à 100 %, et d’autres fois on va travailler à 50 ou 70 %, car on est fatigués ou on a des soucis. Nous ne sommes pas des robots, nous ne sommes pas des machines. C’est illusoire de croire qu’un individu au travail performe toujours à 100 %, voire à 150 %, ce qui est parfois attendu par certaines entreprises. Ça peut être le cas sur une période de rush, mais cela ne doit pas constituer la norme parce que sinon on va se retrouver avec des épuisements professionnels, des burn-out, diverses atteintes à la santé… Si l’on est capable d’utiliser l’IA pour évaluer les individus à la moindre tâche, alors je considère que l’on devrait plutôt procéder à l’inverse : utiliser l’IA pour mesurer la charge de travail. Car bien souvent, la problématique des employeurs c’est de mesurer la charge de travail pour qu’elle soit en adéquation avec les capacités humaines. Et cela peut poser problème, notamment pour tous ceux qui exercent au forfait jours, comme les cadres. Dans ce cas, la charge de travail doit aussi être adaptée et doit permettre au salarié de bénéficier d’un temps de repos nécessaires : le week-end, entre 2 shifts… Il est rare que les employeurs parviennent à mesurer la charge de travail pour qu’elle ne soit ni trop élevée ni trop faible, et qu’elle permette au salarié de travailler sainement.
Article extrait du n° 605 de Face au Risque : « Culture de sécurité » (janvier-février 2025).
Bernard Jaguenaud – Rédacteur en chef
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