Risques émergents : la question de la responsabilité
Du point de vue de l’incertitude et de la complexité véhiculées, la notion de carence réglementaire est consubstantielle à celle de risque émergent. En l’absence de cadre juridique ou dans l’attente que les textes se clarifient, la pire des attitudes serait de ne rien faire.
Les experts en sécurité font régulièrement l’observation que les évolutions majeures de la réglementation sont conditionnées par l’irruption d’une catastrophe. Feyzin, Cinq-Sept, Pailleron, Seveso, AZF, Lubrizol… le sens commun accompagne souvent cette constatation d’une interrogation : pourquoi avoir attendu la catastrophe pour produire de la réglementation ? Le retour d’expérience pratiqué par les experts enseigne que les accidents majeurs sont le produit de causes profondes, souvent passées inaperçues aux yeux des principaux acteurs : exploitant et son personnel, tiers de confiance, autorités de contrôle…
La situation est comparable lorsqu’on considère les risques émergents, mais décuplée d’un facteur de puissance dix du fait de l’incertitude et la complexité qui les caractérisent : comment exiger du législateur qu’il se positionne sur des risques que personne ne peut maîtriser réellement ? En ce sens, l’art de réglementer le risque émergent peut être perçu comme une perpétuelle course contre la montre. En cas d’accident ou de sinistre, la question de la responsabilité se pose avec d’autant plus d’acuité.
Risque émergent et carence réglementaire
Une carence réglementaire peut être observée lorsqu’il y a :
- un décalage entre le risque émergent et le degré de maturité de la réglementation ;
- la révélation d’un conflit, voire d’une incompatibilité entre certaines réglementations, à l’occasion de l’étude du risque émergent ;
- un vide juridique devant un risque nouveau.
Trois exemples
1. Distribution d’hydrogène
Le développement de la mobilité « hydrogène » nécessite des infrastructures de distribution régulièrement réparties sur le territoire. Dans la réglementation actuelle, c’est la rubrique 1416 « Stations-service de distribution d’hydrogène gazeux » de la nomenclature qui est concernée. Cette dernière associe un simple régime de déclaration de la part de l’exploitant, donc sans plan d’opération interne (POI), sans plan de défense incendie (PDI), sans étude de dangers…
Aujourd’hui, en l’état actuel du droit des ICPE, on pourrait parfaitement concevoir l’installation d’une station de distribution d’hydrogène à côté d’une école maternelle…
2. Stockage d’hydrogène sur les aéroports
L’expérimentation d’avions mus par l’hydrogène amène à anticiper un stockage d’hydrogène sur les aéroports. La rubrique 4715 « Stockage d’hydrogène » prévoit un régime d’autorisation jusqu’à 5 tonnes, et Seveso au-delà de ce seuil. On peut prévoir que les quantités stockées sur les aéroports devront dépasser ce seuil. Un aéroport pourrait donc être un site Seveso et un établissement recevant du public (ERP)… Une situation antinomique, car cette possibilité est exclue par le règlement ERP.
Le développement de la filière hydrogène est scruté de près par les autorités publiques, car la réglementation devra immanquablement évoluer afin de tenir compte des nouveaux usages. © HJBC-AdobeStock
3. Nouvelles technologies
Avec l’avènement des nouvelles technologies, les situations de carence juridique deviennent de plus en plus fréquentes. Elles font imploser le cadre juridique tel qu’on le connaît, en introduisant de nouvelles notions, de nouveaux concepts, voire des situations inconnues jusqu’alors. C’est ainsi que l’automatisation régie par l’intelligence artificielle (comme dans le cas des véhicules autonomes), les objets connectés qui communiquent entre eux ou encore les interfaces homme-machine posent des problématiques juridiques épineuses en matière de responsabilité.
La question de la responsabilité en cas d’accident lors de l’utilisation d’un véhicule autonome reflète l’émergence des nombreuses problématiques juridiques posées par l’arrivée des nouvelles technologies numériques. © Rio Patuca-AdobeStock
Aux fondements du droit, des garde-fous
Malgré l’incontournable latence de la réglementation, le droit repose sur au moins trois fondements qui lui permettent de prendre en compte les risques émergents.
1. Le principe de précaution
En France, la loi Barnier de 1995, codifiée dans le code de l’environnement, précise que « l’absence de certitudes, compte tenu des connaissances scientifiques et techniques du moment, ne doit pas retarder l’adoption de mesures effectives et proportionnées visant à prévenir un risque de dommages graves et irréversibles à l’environnement à un coût économiquement acceptable ». Les autorités publiques sont tenues d’appliquer ce principe, qui a valeur constitutionnelle depuis 2005.
2. Le pouvoir de décider des mesures exceptionnelles
Dans l’attente de l’élaboration d’un cadre règlementaire adapté à un cas particulier et une situation spécifique, les autorités publiques peuvent décider des prescriptions exceptionnelles, soit en aggravation, soit en atténuation.
3. L’obligation de résultat
Elle impose, cette fois-ci à l’exploitant ou au maître d’ouvrage, un résultat à atteindre en matière de sécurité. Cette obligation implique de passer par une démarche proactive de gestion des risques.
« L’art de réglementer le risque émergent peut être perçu comme une perpétuelle course contre la montre. »
Article extrait du n° 599 de Face au Risque : « Gérer les risques émergents » (janvier-février 2024).
Morgane Darmon
Consultante experte au service Assistance réglementaire de CNPP Conseil & Formation
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