Risques émergents : la question de la responsabilité

15 février 20246 min

Du point de vue de l’incertitude et de la complexité véhiculées, la notion de carence réglementaire est consubstantielle à celle de risque émergent. En l’absence de cadre juridique ou dans l’attente que les textes se clarifient, la pire des attitudes serait de ne rien faire.

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Les experts en sécurité font régulièrement l’observation que les évolutions majeures de la réglementation sont conditionnées par l’irruption d’une catastrophe. Feyzin, Cinq-Sept, Pailleron, Seveso, AZF, Lubrizol… le sens commun accompagne souvent cette constatation d’une interrogation : pourquoi avoir attendu la catastrophe pour produire de la réglementation ? Le retour d’expérience pratiqué par les experts enseigne que les accidents majeurs sont le produit de causes profondes, souvent passées inaperçues aux yeux des principaux acteurs : exploitant et son personnel, tiers de confiance, autorités de contrôle…

La situation est comparable lorsqu’on considère les risques émergents, mais décuplée d’un facteur de puissance dix du fait de l’incertitude et la complexité qui les caractérisent : comment exiger du législateur qu’il se positionne sur des risques que personne ne peut maîtriser réellement ? En ce sens, l’art de réglementer le risque émergent peut être perçu comme une perpétuelle course contre la montre. En cas d’accident ou de sinistre, la question de la responsabilité se pose avec d’autant plus d’acuité.

Risque émergent et carence réglementaire

Une carence réglementaire peut être observée lorsqu’il y a :

  • un décalage entre le risque émergent et le degré de maturité de la réglementation ;
  • la révélation d’un conflit, voire d’une incompatibilité entre certaines réglementations, à l’occasion de l’étude du risque émergent ;
  • un vide juridique devant un risque nouveau.

Trois exemples

1. Distribution d’hydrogène

Le développement de la mobilité « hydrogène » nécessite des infrastructures de distribution régulièrement réparties sur le territoire. Dans la réglementation actuelle, c’est la rubrique 1416 « Stations-service de distribution d’hydrogène gazeux » de la nomenclature qui est concernée. Cette dernière associe un simple régime de déclaration de la part de l’exploitant, donc sans plan d’opération interne (POI), sans plan de défense incendie (PDI), sans étude de dangers…

Aujourd’hui, en l’état actuel du droit des ICPE, on pourrait parfaitement concevoir l’installation d’une station de distribution d’hydrogène à côté d’une école maternelle…

2. Stockage d’hydrogène sur les aéroports

L’expérimentation d’avions mus par l’hydrogène amène à anticiper un stockage d’hydrogène sur les aéroports. La rubrique 4715 « Stockage d’hydrogène » prévoit un régime d’autorisation jusqu’à 5 tonnes, et Seveso au-delà de ce seuil. On peut prévoir que les quantités stockées sur les aéroports devront dépasser ce seuil. Un aéroport pourrait donc être un site Seveso et un établissement recevant du public (ERP)… Une situation antinomique, car cette possibilité est exclue par le règlement ERP.

Paris, France - 30 juin 2023: Station hydrogène de l'entreprise - Crédit: HJBC-AdobeStock

Le développement de la filière hydrogène est scruté de près par les autorités publiques, car la réglementation devra immanquablement évoluer afin de tenir compte des nouveaux usages. © HJBC-AdobeStock

3. Nouvelles technologies

Avec l’avènement des nouvelles technologies, les situations de carence juridique deviennent de plus en plus fréquentes. Elles font imploser le cadre juridique tel qu’on le connaît, en introduisant de nouvelles notions, de nouveaux concepts, voire des situations inconnues jusqu’alors. C’est ainsi que l’automatisation régie par l’intelligence artificielle (comme dans le cas des véhicules autonomes), les objets connectés qui communiquent entre eux ou encore les interfaces homme-machine posent des problématiques juridiques épineuses en matière de responsabilité.

La question de la responsabilité en cas d’accident lors de l’utilisation d’un véhicule autonome reflète l’émergence des nombreuses problématiques juridiques posées par l’arrivée des nouvelles technologies numériques. © Rio Patuca-AdobeStock

Voiture autonome - Crédit: Rio Patuca-AdobeStock

Aux fondements du droit, des garde-fous

Malgré l’incontournable latence de la réglementation, le droit repose sur au moins trois fondements qui lui permettent de prendre en compte les risques émergents.

1. Le principe de précaution

En France, la loi Barnier de 1995, codifiée dans le code de l’environnement, précise que « l’absence de certitudes, compte tenu des connaissances scientifiques et techniques du moment, ne doit pas retarder l’adoption de mesures effectives et proportionnées visant à prévenir un risque de dommages graves et irréversibles à l’environnement à un coût économiquement acceptable ». Les autorités publiques sont tenues d’appliquer ce principe, qui a valeur constitutionnelle depuis 2005.

2. Le pouvoir de décider des mesures exceptionnelles

Dans l’attente de l’élaboration d’un cadre règlementaire adapté à un cas particulier et une situation spécifique, les autorités publiques peuvent décider des prescriptions exceptionnelles, soit en aggravation, soit en atténuation.

3. L’obligation de résultat

Elle impose, cette fois-ci à l’exploitant ou au maître d’ouvrage, un résultat à atteindre en matière de sécurité. Cette obligation implique de passer par une démarche proactive de gestion des risques.

« L’art de réglementer le risque émergent peut être perçu comme une perpétuelle course contre la montre. »

Concrètement, à partir du moment où un risque émergent a pu être identifié, il se passe généralement un délai d’un an à deux ans avant que n’apparaissent les premiers textes réglementaires.

Entre-temps, il faut donc :

  • informer, médiatiser les difficultés rencontrées auprès des autorités ;
  • exercer un lobbying via les associations et syndicats professionnels ;
  • effectuer une analyse comparative et une pré-veille réglementaire pour anticiper ;
  • participer aux consultations publiques ;
  • co-construire la future réglementation avec l’ensemble des parties prenantes.

Qu’il s’agisse d’un véritable vide juridique ou d’un simple décalage de la réglementation, l’administration ne donne jamais quitus à l’exploitant pour la gestion des risques. En cas d’exposition à un risque émergent et de survenue d’un accident, la responsabilité de l’entreprise pourra être engagée. Afin de minimiser celle-ci, deux voies sont possibles pour l’exploitant.

Soit adopter une démarche proactive

L’exploitant est son propre législateur, il adopte des règles et une ligne de conduite face au risque émergent en se servant d’outils comme le règlement intérieur, les contrats, les chartes…
Pour cela, l’exploitant peut :

  • appliquer de bonnes pratiques de prévention, des référentiels par analogie ;
  • recourir aux connaissances déjà acquises (OMS, INRS, Ineris, Anses, CNPP…) ;
  • se rapprocher de son assureur ;
  • réaliser sa propre évaluation des risques en s’entourant d’experts ;
  • réaliser des essais, des tests, de la modélisation.

Soit supprimer le danger ou l’exposition au danger

Si l’on ne se sent pas capable ou si l’on n’a pas envie de se lancer dans la première démarche proactive, appliquer le principe de précaution en adoptant le premier principe de prévention : éviter le risque en supprimant le danger ou l’exposition au danger. Quelle que soit la voie choisie, la démarche doit se faire en toute transparence avec les parties prenantes.


Article extrait du n° 599 de Face au Risque : « Gérer les risques émergents » (janvier-février 2024).

Morgane Darmon

Consultante experte au service Assistance réglementaire de CNPP Conseil & Formation

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