Réglementation et sécurité incendie : trop lente, trop rapide ?
Une table ronde intitulée « comment mieux protéger nos bâtiments et nos entreprises contre les risques d’incendie ? » s’est déroulée le 13 novembre 2023, lors de la cérémonie des 60 ans de la FFMI. L’occasion pour les intervenants d’exprimer leurs points de vue sur les sujets d’actualité (climat, batteries lithium, post-Lubrizol…), avec en toile de fond la question de l’adéquation de la réglementation incendie aux risques.
Le 13 novembre 2023, la Fédération des métiers de l’incendie (FFMI) a rassemblé l’écosystème de la sécurité incendie au Palais du Luxembourg afin de célébrer son soixantenaire. Deux tables rondes étaient au programme.
La première, intitulée « comment mieux protéger nos bâtiments et nos entreprises contre les risques incendies auxquels ils font face ?», a retenu toute notre attention. Cinq thèmes d’actualité étaient inscrits au programme :
- l’évolution de la législation et de la réglementation (Essoc, Elan, post-Lubrizol…) ;
- la prise en compte de la transition écologique et énergétique ;
- l’émergences des produits et matériels connectés ;
- la cybersécurité ;
- les batteries à base de lithium dans les entrepôts et les parkings souterrains.
Cinq intervenants étaient réunis autour de cette table ronde :
- Bénédicte Montoya, cheffe du Bureau des risques des industries de l’énergie et de la chimie (Direction générale de la prévention des risques – DGPR) ;
- Christophe Delcamp, directeur des assurances de dommages et responsabilité (France Assureurs) ;
- Emmanuel de Lanversin, directeur adjoint à la Direction de l’habitat, de l’urbanisme et des paysages (DHUP) ;
- Franck Lorgery, président du Groupement français des industries électroniques de sécurité incendie (Gesi) ;
- Pascal Martin, sénateur de la Seine-Maritime et ex-pompier professionnel ;
Au fil des échanges et des points de vue, l’évocation de l’accident de Lubrizol et le traitement des sujets d’actualité a permis de pointer du doigt la question de l’avancée de la réglementation : est-elle toujours en adéquation avec les risques ? Met-elle trop de temps à émerger ?
26 septembre 2019 : l’accident industriel le plus marquant depuis AZF
Après avoir rappelé l’ampleur de l’incendie ayant touché les entreprises Lubrizol et Normandie Logistique le 26 septembre 2019, les intervenants se sont accordés sur deux points évoqués par le sénateur Pascal Martin : « la bonne gestion de la crise le jour J (notamment l’intervention des pompiers) et la rapidité de la mise en place de la réglementation dite « post-Lubrizol » ».
La caractéristique de l’évolution des textes régissant la sécurité incendie en France (dont les sources peuvent être législatives ou purement réglementaires) est en effet de se construire et de progresser après-coup, une fois que le pire est arrivé. Avec parfois un certain laps de temps. La loi Bachelot sur les Plan de prévention des risques technologiques (PPRT) autour des sites Seveso a été ainsi été adoptée en 2003, soit deux ans après l’explosion d’AZF.
Plan post-Lubrizol : un accouchement rapide
Dans le cas de l’accident de Rouen, la ministre de la Transition écologique Elisabeth Borne a annoncé la création d’un « bureau d’enquête accidents industriels » indépendant dès février 2020 : l’acte de naissance du BEA-RI était signé. Et un an jour pour jour après l’événement, deux décrets et cinq arrêtés constituant la colonne vertébrale du plan post-Lubrizol du gouvernement voyaient le jour, avec des effets courant jusqu’en 2027. Un axe fort a été orienté en faveur du renforcement des mesures visant les liquides inflammables et les entrepôts.
Sur ce sujet de la rapidité de la mise en place de la réglementation et de la position d’équilibriste du régulateur, l’intervention de Bénédicte Montoya, représentante de la DGPR, est éclairante : « sans accident majeur, sans retour d’expérience, il est parfois difficile d’aller à l’encontre de certains intérêts ». Dommage que certaines avancées de la réglementation doivent rester enfouies dans les dossiers des ministères, en attendant que vienne l’orage…
Trop vite ? Des mesures difficilement applicables
Les avancées de la réglementation sont une chose, leur applicabilité sur le terrain en est une autre. Il y a quelques mois, le Geespi (Groupement des entreprises d’études de sécurité et prévention Incendie) lançait un cri d’alarme dans les colonnes de Face au Risque à propos de la difficile mise en œuvre de la réglementation post-Lubrizol : « la rédaction actuelle de la réglementation est sans doute trop rigide avec un niveau de détail technique élevé ».
D’autre écueils que la complexité et la lisibilité des textes étaient aussi pointés du doigt, tels que « le coût très élevé des travaux » ou « l’incertitude sur l’acceptabilité des solutions proposées ».
Pascal Martin, qui a siégé à la commission d’enquête « Lubrizol » du Sénat et rendu un rapport d’information sur la prévention des risques industriels en janvier 2022, appuie sur la notion de faisabilité économique : « certes, il faut aller vite, approuve-t-il, mais il faut aussi que les mesures soient économiquement réalistes ». Et de citer le montant de la facture liée aux nouvelles mesures applicables aux ICPE, calculé par France Chimie : entre 1 et 3 milliards d’euros pour la mise en conformité des 2300 entrepôts et les 2500 sites (Seveso ou soumis à autorisation) concernés.
Industrie : de nouvelles mesures plus ciblées
Bénédicte Montoya a rappelé l’importance de l’incendie dans la sinistralité des ICPE : environ 600 événements par an, plus de 50 % des événements comparés aux phénomènes d’explosion et de pollution. Des incendies qui ne touchent pas que des gros sites industriels, mais aussi nombre de petites installations. L’évolution du climat et le pic des incendies constaté au cours de l’été amènent à sa poser des questions.
Après avoir mentionné la rétroactivité de certaines dispositions de la réglementation post-Lubrizol sur les installations existantes, Bénédicte Montoya a aussi ajouté que le régulateur songeait à « aller plus loin sur le dimensionnement des moyens d’extinction ainsi que sur leur homologation ».
Elle a ensuite mentionné les quatre projets d’arrêtés en cours concernant le secteur des déchets. Ce dernier étant très accidentogène, elle a ajouté que les travaux en cours visaient à « renforcer les dispositions permettant d’éviter un départ de feu, que ce soit au niveau organisationnel ou technique (détection, extinction automatique…) ».
Climat : de nouvelles prescriptions en vue
Du côté de la prise en compte de la transition écologique, Christophe Delcamp a aussi averti d’une nouvelle donne pour les industriels : « l’analyse du risque incendie dans le secteur industriel devra tenir compte à terme des critères environnementaux ». Autrement dit les critères de décarbonation de l’économie devront être intégrés aux analyses de risques des industriels, « l’Union européenne exerçant une très forte pression en ce sens ».
Le représentant de France Assureurs a ensuite pointé deux risques émergents : la montée du sujet lié aux Pfas, ces « polluants éternels » entrant dans la composition de nombreux produits (notamment certains émulseurs anti-incendie), et la question du réemploi de certains équipements critiques, comme les portes coupe-feu (dont la durée de vie moyenne est de 30 ans).
Christophe Delcamp a aussi formulé un vœu à l’adresse des représentants des ministères, en évoquant le suspens intolérable concernant deux évolutions réglementaires très attendues dans le domaine de la construction : primo, les derniers textes d’application de l’article 49 de la loi Essoc, permettant de finaliser et sécuriser la mise en œuvre des dispositifs de solution d’effet équivalent ; secundo, l’évolution des règlements liés à l’intégration du bois et des matériaux biosourcés dans les bâtiments en ERP, habitation et BUP.
Morceaux choisis : « le permis de faire date de 2016 (….). Sept ans après, il conviendrait d’accélérer… » ou encore « le travail interministériel pourrait aller plus vite, prendre des décisions dans un temps plus court… en un mot, agir mieux ».
Co-construction et arbitrages prennent du temps
Emmanuel de Lanversin réagit pour la DHUP, en évoquant l’exercice parfois difficile de l’élaboration des textes : « l’une de nos difficultés, c’est de concilier les objectifs des différentes politiques publiques, qui ne vont pas toujours dans le même sens. Les arbitrages prennent du temps ». Le changement climatique implique des modifications dans la prise en compte des risques. Notre récent dossier sur la construction bois et le risque incendie illustre ainsi les conflits pouvant exister entre la nouvelle réglementation environnementale RE2020, imposant une décarbonation plus poussée des bâtiments et donc l’emploi de matériaux biosourcés, et les objectifs de la sécurité incendie.
Citant l’apparition des nouvelles technologies telles que les batteries lithium-ion ou les nouveaux usages de l’hydrogène, Bénédicte Montoya complète cette vision : « l’enjeu pour le régulateur est de mieux connaître ces nouvelles technologies, de les accompagner dans leur développement pour que leur usage soit safe pour tout le monde ». Et de rappeler que l’une des difficultés, c’est de concevoir un cadre commun à des technologies qui ne sont pas identiques. Il s’agit d’offrir un traitement équitable, sans surréglementer un secteur ou une technologie. La représentante de la DGPR ajoute : « l’enjeu est d’aller aussi vite que les filières : réglementer dans la douleur n’est pas l’objectif ».
En interstice, le droit souple
Comme la représentante de la DGPR s’interrogeait sur les moyens d’extinction et la stratégie d’intervention adaptés aux batteries lithium-ion dans le cadre du stockage stationnaire d’électricité, Franck Lorgery a rappelé la cinétique de l’emballement thermique : une montée en température très rapide et un risque de propagation élevé, du fait de l’impossibilité d’arrêter la réaction. Néanmoins, le président du Gesi s’est voulu rassurant : « lorsqu’on travaille avec des professionnels, la réalisation de l’analyse de risque débouche toujours sur des solutions adaptées ».
Et de mentionner les travaux du Syfex (Syndicat français des fabricants d’extincteurs fixes et mobiles) en vue d’élaborer un protocole de test de l’efficacité des extincteurs destinés à combattre les feux de batteries lithium-ion.
Car dans l’attente de l’émergence de la réglementation, l’élaboration par les parties prenantes d’études, de référentiels et de guides techniques exploitables permet aux professionnels d’avancer sur des bases solides. Cette auto-production d’un cadre souple par les parties prenantes, validé par des tiers de confiance et permettant de combler le vide réglementaire, n’a pas été formellement évoquée au cours de cette table ronde. Gageons néanmoins que l’idée devait fortement être présente en filigrane dans tous les esprits des professionnels présents.
Bernard Jaguenaud – Rédacteur en chef
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