Évolution du dispositif des lanceurs d’alerte : quels impacts pour les entreprises ?
La figure du lanceur d’alerte est régulièrement mise sur le devant de la scène médiatique internationale. C’est dans ce contexte qu’une directive de 2019 est venue fixer un cadre juridique commun pour la protection des lanceurs d’alerte en Europe. La France, qui disposait déjà de sa propre réglementation, a récemment transposé cette directive. Retour sur les apports institués par ces nouveaux textes et leurs conséquences pour les entreprises.
Contexte réglementaire
Historiquement, la protection des lanceurs d’alerte est issue du droit international du travail. La convention n° 158 de l’Organisation internationale du travail (OIT) de 1982 sur le licenciement, ratifiée par la France en 1989, juge que ne constitue pas un motif valable de licenciement « le fait d’avoir déposé une plainte ou participé à des procédures engagées contre un employeur en raison de violations alléguées de la législation, ou présenté un recours devant les autorités administratives compétentes » (article 5, c).
C’est en 2016 qu’un statut général du lanceur d’alerte est créé en droit interne, à travers la loi n° 2016-1691 du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique dite « Sapin II ».
Entre-temps, depuis le milieu des années 2000 et uniquement dans certains secteurs spécifiques (ex : dans le domaine de l’environnement et de la santé, à travers la loi n° 2013‑316 du 16 avril 2013), des dispositifs avaient mis en place une protection qui, dans les faits, s’avérait insuffisante et entraînant une inégalité de traitement entre les individus.
C’est dans un contexte de multiplication des faits d’alerte avec une mise en cause judiciaire de leurs auteurs – affaires Snowden, Wikileaks, Luxleaks notamment (lire ci-dessous) – que l’Europe se saisit du sujet en adoptant la directive 2019/1937 du 23 octobre 2019 sur la protection des personnes qui signalent des violations du droit de l’Union. Le texte établit des normes minimales communes de protection, avec un délai de transposition dans le droit des États membres fixé au 17 décembre 2021. Ce n’est qu’en 2022 que la France, qui disposait déjà d’un cadre réglementaire protecteur, procède à la transposition de cette directive à travers :
- la loi n° 2022-401 du 21 mars 2022 visant à améliorer la protection des lanceurs d’alerte (mettant à jour la loi n° 2016-1691 du 9 décembre 2016) ;
- la loi organique n° 2022-400 du 21 mars 2022 visant à renforcer le rôle du Défenseur des droits en matière de signalement d’alerte ;
- le décret n° 2022-1284 du 3 octobre 2022 relatif aux procédures de recueil et de traitement des signalements émis par les lanceurs d’alerte et fixant la liste des autorités externes instituées par la loi n° 2022-401 du 21 mars 2022 ;
- le décret n° 2022-1686 du 28 décembre 2022 relatif à l’abondement du compte personnel de formation d’un salarié lanceur d’alerte.
La définition du lanceur d’alerte
L’article 6 de la loi n° 2016-1691 du 9 décembre 2016, tel que modifié par la loi n° 2022-401 du 21 mars 2022, définit le lanceur d’alerte comme « une personne physique qui signale ou divulgue, sans contrepartie financière directe et de bonne foi, des informations portant sur un crime, un délit, une menace ou un préjudice pour l’intérêt général, une violation ou une tentative de dissimulation d’une violation d’un engagement international régulièrement ratifié ou approuvé par la France, d’un acte unilatéral d’une organisation internationale pris sur le fondement d’un tel engagement, du droit de l’Union européenne, de la loi ou du règlement. Lorsque les informations n’ont pas été obtenues dans le
Toute personne qui répond à la définition du lanceur d’alerte et qui respecte les règles de signalement posées par les textes bénéficie de mesures de protection.
cadre des activités professionnelles mentionnées au I de l’article 8, le lanceur d’alerte doit en avoir eu personnellement connaissance. »
✔ Les « tentatives de dissimulation » d’une violation sont désormais ouvertes aux signalements.
✘ Il n’est plus explicitement exigé du lanceur d’alerte qu’il agisse « de manière désintéressée » : la bonne foi demeure une condition, mais la notion de désintéressement se trouve réduite à l’absence d’intérêt financier pour l’auteur du signalement.
✘ Est également supprimée l’exigence selon laquelle l’alerte porte sur des faits « dont il a eu personnellement connaissance », si l’information a été obtenue dans un contexte professionnel.
Le périmètre de protection de l’alerte
Toute personne qui répond à la définition du lanceur d’alerte et qui respecte les règles de signalement posées par les textes (cf. infra) bénéficie de mesures :
- interdisant d’obliger ou d’inciter le lanceur d’alerte à renoncer à son statut, ainsi que de lui faire subir des représailles en lien avec son alerte ;
- lui accordant, sous conditions, un soutien financier (provision pour frais d’instance ou subsides, soutien psychologique et financier de manière temporaire des autorités externes) ainsi que des mesures favorisant sa réinsertion professionnelle, le cas échéant ;
- le protégeant contre certaines actions qui le mettraient en cause (exonérations de responsabilité civile et pénales, sanctions des auteurs de représailles ou de « procédures bâillons » dirigées contre les lanceurs d’alerte).
Attention toutefois, l’irresponsabilité pénale dont peut se prévaloir le lanceur d’alerte ne joue pas pour les secrets protégés exclus du régime de l’alerte (secret de la défense nationale, secret médical, secret des délibérations judiciaires, secret de l’enquête ou de l’instruction judiciaires, secret professionnel de l’avocat).
La liste des représailles interdites, désormais inscrite à l’article 10-1 de la loi n° 2016-1691 du 9 décembre 2016, s’est considérablement étoffée avec notamment les nouvelles mesures suivantes:
✘ évaluation de performance ou attestation de travail négative ;
✘ coercition, intimidation, harcèlement ou ostracisme ;
✘ atteintes à la réputation, en particulier sur un service de communication au public en ligne ;
✘ mise sur « liste noire », pouvant impliquer que la personne ne trouvera pas d’emploi à l’avenir dans le secteur ou la branche d’activité considéré ;
✘ résiliation anticipée ou annulation d’un contrat pour des biens ou des services ;
✘ annulation d’une licence ou d’un permis ;
✘ orientation abusive vers des soins psychiatriques ou médicaux.
En outre, le lanceur d’alerte n’est plus seul à bénéficier d’une protection. Créé par la loi n° 2022-401 du 21 mars 2022, l’article 6-1 de la loi n° 2016- 1691 du 9 décembre 2016 étend le dispositif réglementaire :
✔ aux facilitateurs, entendus comme toute personne physique ou morale de droit privé à but non lucratif qui aide le lanceur d’alerte à effectuer un signalement ou une divulgation ;
✔ aux personnes physiques en lien avec le lanceur d’alerte, qui risquent de faire l’objet de mesures de représailles dans le cadre de leurs activités professionnelles de la part de leur employeur, de leur client ou du destinataire de leurs services ;
✔ aux entités juridiques contrôlées par le lanceur d’alerte, pour lesquelles il travaille ou avec lesquelles il est en lien dans un contexte professionnel.
✔ Adopter une vision très large du lanceur d’alerte incluant son entourage.
✔ Compléter la liste des représailles interdites dans un cadre professionnel et veiller à ce qu’elles soient bannies des comportements au sein de l’entreprise.
✔ Identifier et proscrire les atteintes aux droits des lanceurs d’alerte dans les domaines autres que professionnels qui tombent sous le coup de la loi.
« Compléter la liste des représailles interdites dans un cadre professionnel et veiller à ce qu’elles soient bannies des comportements au sein de l’entreprise. »
La loi a simplifié les canaux dont disposent les lanceurs d’alerte pour effectuer un signalement. Il n’est par exemple plus nécessaire d’effectuer un signalement en interne.
La procédure d’alerte
Initialement, la procédure de signalement des alertes comportait trois étapes obligatoires :
1 Porter le signalement en interne à la connaissance du supérieur hiérarchique, de l’employeur ou d’un référent désigné par ce dernier. À cette fin, les personnes morales de droit public ou de droit privé d’au moins 50 salariés, les administrations de l’État, les communes de plus de 10 000 habitants et les établissements publics de coopération intercommunale à fiscalité propre dont elles sont membres, les départements et les régions étaient tenues d’établir des procédures de recueil des signalements internes, le cas échéant après consultation des représentants du personnel.
2 Si ce premier destinataire n’avait pas vérifié la recevabilité du signalement dans un délai raisonnable, le salarié pouvait adresser celui-ci à l’autorité judiciaire, à l’autorité administrative ou aux ordres professionnels.
3 En dernier ressort, à défaut de traitement du signalement par les autorités dans les 3 mois de leur saisine, le salarié pouvait utiliser la divulgation publique.
En cas de danger grave et imminent ou en présence d’un risque de dommages irréversibles, le signalement pouvait toutefois être porté directement à la connaissance des autorités et être rendu public.
La loi n° 2022-401 du 21 mars 2022 a simplifié les canaux dont disposent les lanceurs d’alerte pour effectuer un signalement :
✘ en supprimant le caractère préalable du signalement interne ;
✘ en précisant les situations pouvant donner lieu à divulgation publique (absence de traitement à la suite d’un signalement externe dans un certain délai, risque de représailles, signalement n’ayant aucune chance d’aboutir, danger grave et imminent…).
Parallèlement, l’article L.1321-2 du code du travail a été modifié afin d’imposer aux employeurs l’inscription du rappel, dans le règlement intérieur de l’entreprise, de l’existence du dispositif de protection des lanceurs d’alerte.
Enfin, le décret n° 2022-1284 du 3 octobre 2022 est venu définir la liste des autorités compétentes pour recueillir et traiter les alertes externes, renforcer les garanties d’impartialité et d’indépendance dans le cadre de la procédure, et fixer les délais de retour d’information à l’auteur du signalement.
✔ Dans les entreprises d’au moins 50 salariés, mettre à jour la politique interne de remontée des alertes pour tenir compte :
- des modifications apportées à la procédure de signalement ;
- du renforcement de l’exigence de confidentialité qui s’applique à l’identité du lanceur d’alerte, aux personnes visées par l’alerte, aux témoins, ainsi qu’aux informations recueillies.
« Les entreprises d’au moins 50 salariés doivent mettre à jour leur politique interne de remontée des alertes. »
✔ Informer et former les salariés sur le dispositif d’alerte interne en vigueur, afin d’inciter les collaborateurs à lui accorder une priorité par rapport à l’utilisation de l’alerte externe.
✔ Dans les entreprises qui en disposent, modifier le règlement intérieur afin d’y intégrer un rappel de l’existence du régime de protection applicable aux lanceurs d’alerte issu du chapitre II de la loi n° 2016-1691 du 9 décembre 2016.
Article extrait du n° 593 de Face au Risque : « Évacuation et mise à l’abri » (juin 2023).
Morgane Darmon
Consultante experte au service Assistance réglementaire de CNPP Conseil & Formation
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