Délestages dans l’industrie : « ce qui m’inquiète, c’est la désorganisation collective »
Les sites industriels mettent en œuvre des procédés souvent lourds et complexes, tout en utilisant des substances dangereuses. La sécurité de ces sites, et notamment leur sûreté de fonctionnement, dépend à l’évidence de la continuité de la fourniture en électricité. Comment envisager les délestages programmés sur ces sites sensibles ? Nous avons interrogé à ce sujet Paul Poulain, ingénieur consultant risques industriels chez RiskCare et auteur du livre « Tout peut exploser – Enquête sur les risques et les impacts industriels ».
Quelles sont les causes de la perte accidentelle d’alimentation électrique sur un site industriel, hors problématique de délestages programmés en cas de tensions sur le réseau ?
Paul Poulain. Les phénomènes à l’origine de coupures accidentelles d’électricité sont majoritairement des microcoupures, des chutes de tension. Cela peut provenir aussi bien d’un mécanisme de protection du réseau électrique national que d’un court-circuit intervenant localement.
Il existe des coupures électriques plus importantes, liées à des risques naturels et à des phénomènes physiques comme des orages violents avec des averses de grêle, des inondations ou des feux de forêt. Sur les sites industriels, ces coupures électriques se produisent relativement souvent.
Quelles peuvent être les conséquences dangereuses d’une telle coupure accidentelle d’alimentation électrique ?
P. P. Il y a beaucoup d’aspects en jeu. Le premier élément auquel on pense, c’est la perte de l’éclairage. Mais dans les usines, certains instruments comme les commandes de procédés peuvent arrêter de fonctionner. Les pompes arrêtent de pomper, les agitateurs cessent de mélanger, les compresseurs arrêtent de fonctionner… Ces pertes d’équipement peuvent entraîner des augmentations ou des diminutions de températures et de pressions. Cela peut faire déborder les réservoirs, peut entraîner des réactions chimiques incontrôlables.
On peut donc assister potentiellement à un déversement de matières dangereuses, à la formation d’un nuage toxique, voire à une explosion ou un incendie. L’observation de l’accidentologie de la base Aria du Barpi montre que ce genre d’événements est déjà arrivé à cause d’une rupture accidentelle d’alimentation électrique.
« Plus que le blackout localisé, ce qui m’inquiète c’est la désorganisation collective des sites industriels entraînée par des coupures électriques généralisées. »
Comment les industriels anticipent-ils ces ruptures accidentelles d’alimentation électrique ?
P. P. La majorité des industriels a mis en place des procédures pour parer à la perte d’alimentation électrique. Les installations sont secourues en électricité par des équipements spécifiques, comme des générateurs ou des batteries. Le milieu industriel est donc préparé à des coupures accidentelles d’électricité.
Il faut rappeler que les sites Seveso sont mieux suivis que les autres installations classées pour la protection de l’environnement (ICPE) par les services du ministère de la Transition écologique. Ils sont inspectés tous les ans pour les « seuils hauts » et tous les 3 ans pour les « seuils bas ». Et les multinationales comme les grandes entreprises ont très souvent des équipes travaillant sur une stratégie globale de maîtrise de leur sécurité industrielle dans le cadre de leur politique d’assurance.
À ce titre, les acteurs industriels ont pu s’étonner de l’inquiétude générée dans le grand public par les annonces médiatiques des coupures électriques.
Si le secteur industriel est préparé aux pertes accidentelles d’électricité, quels sont les risques à propos des coupures liées aux délestages programmés ?
P. P. Selon les chiffres d’Enedis, la durée d’une coupure accidentelle d’alimentation électrique était en 2013, en moyenne, d’1 heure et 5 minutes. Grâce à des innovations technologiques et organisationnelles, on a fait des progrès : en 2021, cette durée est passée à 39 minutes. Vous remarquerez que l’on observe un certain écart par rapport aux 2 heures de délestage envisagées par les autorités.
Mais, plus que le blackout localisé, ce qui m’inquiète c’est la désorganisation collective des sites industriels entraînée par des coupures électriques généralisées. Cela peut engendrer des effets négatifs.
Ce que je redoute également, malgré les opérations de communication des autorités, c’est que certains industriels ne se soient pas bien préparés. Je pense plus à une mauvaise anticipation par manque de moyens dédiés à la sécurité, ou de connaissances, qu’à des personnes se pensant délibérément à l’abri des dangers des coupures électriques programmées.
Quels peuvent être les impacts de ces délestages programmés sur les sites industriels ?
P. P. Si la majorité des industriels, notamment les sites Seveso et les grandes entreprises, sont préparés à des coupures électriques localisées sur leurs unités de production, elles sont beaucoup moins préparées à des coupures d’électricité concernant toute une zone géographique. Même si cela arrive régulièrement lors de tempêtes de neige, de feux de forêt ou d’orages importants. Ce qu’il va se produire lors d’un délestage n’est ainsi pas totalement inconnu.
L’une des particularités de ces délestages programmés est que la zone envisagée est limitée à 1 000 clients. Cela reste relativement peu important lorsqu’on compare avec une coupure d’électricité en plein Paris, avec plus de 100 000 clients impactés. Si le gestionnaire du réseau arrive à tenir cette stratégie de 1 000 clients impactés, les effets de la coupure programmée resteront relativement limités en termes de zonage.
Après, dans certaines zones très industrialisées, ou au contraire dans des zones rurales, l’impact sur l’intervention des services de secours risque d’être important. Dans les zones rurales, on est loin de tout, l’on se rend donc moins compte qu’il se passe quelque chose. Dans ces zones peu denses, souvent les services de secours s’entraident en cas d’incendie important, en mutualisant les forces d’autres départements. Dans le cas d’une rotation des coupures toutes les 2 heures, cette mutualisation des forces pourrait être entravée. Dans une zone fortement industrialisée, on peut assister à des effets en cascade, avec plusieurs accidents en série.
C’est pour ces raisons qu’il faut qu’un maximum de sujets liés aux délestages soient traités en interne par les sites, pour éviter qu’un dysfonctionnement n’empiète sur les grosses urgences pour les services de secours.
« Je conseille de désigner une personne responsable du délestage sur chaque site industriel, afin qu’elle puisse s’occuper du plan d’arrêt forcé en urgence et qu’elle pilote l’opération lors de l’arrêt. »
Paul Poulain, ingénieur consultant risques industriels chez RiskCare.
En cas de coupure d’électricité programmée, comment assure-t-on la sûreté de fonctionnement d’un site industriel ?
P. P. La première tâche consiste à identifier et classer les opérations et les équipements qui, lors d’une coupure d’électricité, posent les problèmes les plus graves en termes d’incendie, d’explosion et de rejets de matières dangereuses. Pour cela, il existe des outils et des méthodologies qui peuvent aider à identifier et classer les équipements critiques, et les conséquences sur le processus en cas de perte de puissance électrique.
Il y a ainsi le « PHA » (Process Hazard Analysis), une évaluation des risques dans le processus. Elle s’intègre dans un système de gestion de la sécurité des processus, le « PSM » (Process Safety Management). Ces évaluations permettent d’aller plus loin à l’aide d’autres outils comme l’analyse des risques et l’opérabilité, via une étude de type « Hazop » (Hazard and Operability) ou « What if ». Cela permet d’identifier les dangers et les mécanismes de défaillance associés lors d’une panne de courant, et lors de la phase de redémarrage. Ces outils et ces approches peuvent aider les organisations à créer une liste des équipements de procédés, comme les pompes, les vannes et les divers instruments. Elles permettent de déterminer exactement ce qui arrive à chaque appareil lorsqu’on perd l’alimentation électrique et lorsqu’elle est rétablie.
Il ne faut surtout pas oublier d’inclure les équipements qui peuvent être indirectement concernés. Comme, par exemple, un dispositif pneumatique qui stoppe lorsque la pression atmosphérique chute, suite à l’arrêt d’un compresseur électrique. Dans les usines, il y a beaucoup d’équipements indirectement concernés. La démarche qui est intéressante, c’est d’être en sécurité intégrée. Cela signifie qu’en cas de perte d’utilité, électricité, air ou eau, les équipements et le processus sont toujours en conditions de sécurité. Et lorsque le courant est rétabli, les appareils maintiennent le processus dans un état sûr jusqu’à ce qu’il soit prêt à reprendre les opérations normales.
Quelle est l’organisation humaine à mettre en place et quelles sont les procédures à activer ?
P. P. Je conseille de désigner une personne responsable du délestage sur chaque site industriel, afin qu’elle puisse s’occuper du plan d’arrêt forcé en urgence et qu’elle pilote l’opération lors de l’arrêt. Il faut penser aux actions à réaliser pour préparer l’arrêt de l’usine, comme évoqué précédemment.
Il faut aussi se préparer aux actions au moment de la reconnexion de l’usine au réseau, avant de prévoir une 3e et dernière étape : les contrôles à réaliser pour redémarrer complètement l’activité du site. Normalement la majorité des sites industriels y sont rompus, mais il ne faut pas négliger cette dernière étape.
Sur quels documents le responsable peut-il s’appuyer ?
P. P. L’idéal est déjà d’avoir en sa possession un PCA (plan de continuité d’activité), ce qui permettra de définir un plan d’urgence en cas de coupure d’électricité. Pour les entreprises n’ayant pas de PCA, il faut réaliser immédiatement un plan d’urgence en se focalisant sur les différents équipements de procédés, selon la méthode décrite plus haut. Il ne faut pas perdre de temps à établir un PCA, ce serait trop long.
C’est une fois l’urgence du délestage passée qu’il faudra travailler en profondeur sur le PCA. Si besoin en se faisant accompagner par un bureau d’études ou un cabinet de conseils œuvrant dans la maîtrise des risques industriels.
« Dans certaines zones très industrialisées, ou au contraire dans des zones rurales, l’impact sur l’intervention des services de secours risque d’être important. »
Quelles sont les conséquences probables des coupures électriques programmées sur l’activité d’un site industriel : arrêt total, fonctionnement en mode dégradé… ?
P. P. Sur une coupure de 2 heures, cela va être l’arrêt et la mise en veille préventive de l’activité. Il faut savoir que les unités de production sont préparées majoritairement pour des coupures électriques de moins de 2 heures.
Il faut aussi anticiper, c’est primordial en termes de gestion des risques, que la coupure électrique puisse durer plus longtemps que les deux heures prévues. Avec la crise du coronavirus, on a pu observer que ce qui était prévu ou espéré au niveau étatique n’était pas certain. Il faut toujours imaginer le pire.
Certains secteurs d’activité, comme les télécommunications, ne font pas partie des secteurs prioritaires. C’est un facteur de plus dont il faut tenir compte dans la désorganisation collective ?
P. P. De toute façon, toute organisation sera désorganisée par une coupure d’électricité. Il faut le garder en tête. Il faut donc que toute organisation, de la plus petite à la plus grande, et de la moins dangereuse à la plus dangereuse, s’y prépare. C’est vraiment un point indispensable.
Si l’on assiste à des délestages tournants, toutes les 2 heures en passant de territoires en territoires, il y a quand même des chances que cela perturbe considérablement nos services de secours, même si eux seront protégés des coupures d’électricité. Et effectivement, la coupure potentielle des télécommunications, avec notamment les alarmes qui ne transmettront plus forcément l’information, il faut aussi essayer de l’anticiper. D’autant que normalement, les préfets préviendront plusieurs jours à l’avance des délestages.
Cependant, je conseille vraiment de se préparer et de former le personnel à intervenir, en cas de départ de feu par exemple, avec des moyens manuels comme des RIA et des extincteurs en imaginant le pire. Il faut anticiper que le système de détection incendie ne fonctionne pas, de même que la transmission de l’alerte aux pompiers.
Article extrait du n° 589 de Face au Risque : « anticiper les délestages » (février 2023).
Bernard Jaguenaud – Rédacteur en chef
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