Capitaliser et partager le retour d’expérience
Il y a 30 ans, en 1992, naissait le Barpi, le Bureau d’analyse des risques et pollutions industriels. L’occasion pour nous d’interroger Jean-François Bossuat, son actuel chef, afin de jeter un regard à la fois rétrospectif et avisé sur ces 30 années au service de la prévention des risques industriels.
Depuis sa création en 1992, comment le fonctionnement du Barpi a-t-il évolué ?
Jean-François Bossuat. Le Barpi a été créé suite aux accidents de Feyzin (1966) et du port Edouard-Herriot (1987 et 1991), afin de développer les pratiques de retour d’expérience qui existaient déjà dans certains secteurs industriels tels que le nucléaire, l’armement et l’aéronautique. Au départ, le Barpi était une sorte d’embryon. En 1992, il était constitué de quatre membres : un chef, un adjoint, un technicien et une secrétaire.
C’est la catastrophe d’AZF de 2001 qui a impulsé un élan considérable au Barpi et lui a fait franchir un palier. Elle explique sa configuration actuelle, avec onze agents. Il y a eu une prise de conscience importante à ce moment-là dans le monde industriel et politique, tant au niveau des moyens de l’Inspection des installa- tions classées (IC) qu’au niveau des moyens du Barpi, pour permettre d’exploiter pleinement le retour d’expérience.
« Notre préoccupation est d’étudier les causes sans chercher les responsabilités. Le but n’est pas de démontrer ou de chercher un coupable, mais de trouver une cause réelle à un événement. »
Jean-François Bossuat, chef du Barpi.
Quel est le profil des agents du Barpi ?
J.-F. B. Sur les onze agents, neuf ont un profil d’ingénieur. Ce sont en majorité des inspecteurs des installations classées, mais pas seulement. Certains viennent du nucléaire, d’autres de cursus plus variés. Dernièrement, nous avons recruté un officier du Sdis, mis à la disposition du Barpi. Il vient renforcer le retour d’expérience mutuel sur toute la partie intervention et la partie prévention. Nous pouvons aussi avoir des personnes avec des compétences de chimiste, c’est une autre ouverture possible.
Mais l’ossature majeure est constituée d’inspecteurs rompus aux enquêtes et aux analyses des dossiers industriels. Même si au Barpi, nous apportons un autre regard que celui de l’Inspection des IC. La dimension spécifique du Barpi, c’est qu’en étant en base arrière de l’Inspection, on dispose de la capacité de pouvoir analyser les événements.
La raison d’être du Barpi est de restituer le retour d’expérience. Quel regard portez-vous sur les différents aspects de cette mission durant ces 30 années écoulées ?
J.-F. B. Je ferai deux constats. Le premier, c’est qu’en matière de maîtrise des risques, rien n’est jamais acquis. Nous sommes dans un monde en pleine évolution : les hommes changent, les techniques évoluent. Les risques technologiques suivent cette mouvance. À chaque fois, il faut remettre l’ouvrage sur le métier. Ce que l’on pouvait croire comme étant parfaitement maîtrisé peut être complètement remis en cause avec une nouvelle organisation, car celle-ci peut avoir engendré la perte de certains repères. La maîtrise des incidents technologiques requiert une vigilance de tous les instants. On le voit au travers de la récurrence des événements que l’on constate. Des faits analogues se reproduisent : pourtant ils ont été analysés, connus, appréhendés, mais ils se reproduisent encore et encore.
Le deuxième constat, c’est que l’analyse des événements s’est structurée au cours de ces 30 dernières années autour d’une analyse méthodologique de recherche des perturbations et des causes profondes, en essayant d’identifier plus particulièrement les causes organisationnelles. Pour le Barpi, la préoccupation est d’étudier les causes sans chercher les responsabilités. Le but n’est pas de démontrer ou de chercher un coupable, mais de trouver une cause réelle à un événement.
Dans l’analyse des événements, quelles sont les racines de cette méthodologie de recherche des causes profondes, sous les perturbations apparentes ?
J.-F. B. C’est le fruit d’un constat et d’une évolution au cours du temps. Les phénomènes dangereux sont bien connus, car ils s’imposent à nous. La première analyse est de chercher d’où viennent ces phénomènes : ce qui n’a pas fonctionné, ce qui était visible. Un moteur qui est tombé en panne, par exemple. C’est une démarche naturelle, car elle est basée sur ce qui est le plus facile à mettre en évidence.
Vers la fin des années 1980, il y a eu une évolution pour aller chercher au-delà de ces « causes apparentes », car finalement trouver la perturbation qui avait dysfonctionné ou bien s’en référer de manière simpliste à une erreur humaine ne suffisait pas à éviter que le phénomène se reproduise à nouveau. Il a fallu pousser plus loin l’analyse en faisant appel aux sciences humaines, au sein desquelles il y a eu ces dernières années un essor considérable pour analyser les comportements humains. Cela rejaillit sur notre activité avec l’étude d’aspects moins directs, moins technologiques, moins industriels.
Pour éviter qu’un moteur tombe en panne par exemple, il ne suffit pas de le changer : il faut organiser son entretien, et il faut examiner son mode de fonctionnement. La connaissance de l’interaction entre les systèmes techniques et sociaux, des dysfonctionnements dans les relations entre organisations, a fait progresser l’analyse des risques technologiques. Mais ce sont des éléments moins évidents à mettre en lumière car on touche ici à l’organisationnel. C’est un domaine où les remarques ne sont pas toujours faciles à accepter, à quelque niveau de l’organisation où l’on se situe. Il faut donc essayer de la comprendre, de l’expliquer, remettre en cause une organisation c’est aussi remettre en cause un système et parfois certaines certitudes.
« En matière de maîtrise des risques, rien n’est jamais acquis. À chaque fois, il faut remettre l’ouvrage sur le métier. »
Jean-François Bossuat, chef du Barpi.
La recherche des causes profondes semble être le parent pauvre de la prévention et du retour d’expérience…
J.-F. B. Nous sommes dans une société où les pressions sont très fortes à différents niveaux. Quand il y a une panne, le premier réflexe naturel et légitime de l’exploitant est généralement de demander quand il va pouvoir reprendre son activité. Nous vivons dans un monde où il faut toujours aller plus vite, où l’on ne prend pas suffisamment de temps pour analyser correctement les causes profondes. Souvent, on se contente de dire qu’on a trouvé la panne : on corrige et c’est reparti. Ces incidents méritent des investigations, donc du temps d’analyse.
Ce constat est valable au premier chef pour les exploitants mais s’applique également au corps de l’Inspection des IC, qui est lui aussi pris dans le flot des missions : une fois la gestion de crise d’un événement achevée et les principaux constats réalisés, il faut passer à un autre dossier sans avoir pu forcément prendre tout le recul nécessaire pour apprécier la pertinence des mesures correctives proposées par l’exploitant. Notre rôle est de sensibiliser les exploitants et les inspecteurs sur cette problématique.
Un outil de modélisation graphique de déroulement d’un incident existe depuis 2014. Comment est-il élaboré et pourquoi ?
J.-F. B. À partir des constats réalisés sur le terrain par l’Inspection, le but de cet outil est d’aboutir à un arbre des causes. C’est-à-dire une mise en forme synthétique de toute l’information qui nous a été rapportée, en la structurant à différents niveaux et en repérant là où il subsiste des manques. En effet, souvent on a un phénomène dangereux et des perturbations. Mais on l’a vu, il ne faut pas s’arrêter là : on cherche ce maillon manquant qui est la cause profonde, l’organisation qui a pu faillir. En fait, ces trois piliers que sont les phénomènes dangereux, les perturbations et les causes, sont des éléments assez basiques.
Parfois, lorsqu’on considère un événement, nous n’avons des informations que sur le phénomène. Quelque temps après, l’Inspection des IC intervient et l’on obtient quelques informations qui viennent compléter l’arbre en gestation. Mais cela ne suffit pas. On pousse l’analyse, en posant des questions, en émettant des hypothèses : cette perturbation, comment l’expliquez-vous ? C’est une base de discussion avec les exploitants pour vérifier la pertinence de leur analyse, et pour tenter de mettre en évidence les véritables causes profondes. Ce n’est pas refaire le travail effectué par l’exploitant, mais plutôt en faire une synthèse, pour mieux échanger avec lui.
L’intérêt de cette méthode, ce n’est pas d’arriver à des démonstrations très complexes. C’est d’avoir un outil abordable, simple, facilitant la compréhension à la manière d’un jeu de construction. Mais il est très riche en termes d’aboutissement et d’enrichissement.
La base de données Aria compte plus 56 000 événements enregistrés. Comment les sources d’information de l’accidentologie ont-elles évolué ?
J.-F. B. Internet est un outil de recherche assez phénoménal. La recherche par mots-clés a constitué pour nous une évolution importante, que ce soit pour retrouver des événements à l’international ou même en France.
Après l’accident d’AZF, l’Inspection des IC s’est aussi structurée, le corps des inspecteurs s’est largement étoffé, ce qui a permis un meilleur suivi des exploitants et des événements.
Il y a eu aussi une application plus rigoureuse de la réglementation, notamment en termes de déclaration des événements et de transmission des rapports des exploitants. La déclaration de tout incident à l’Inspection des IC est en effet une obligation réglementaire. Et derrière tout accident, il doit y avoir un rapport d’analyse. Certains exploitants nous adressent directement, en parallèle de l’Inspection, leurs rapports d’accident. Ce n’est pas le canal normal, mais cela signifie qu’ils ont consulté la base Aria et qu’ils en mesurent l’intérêt.
Nous avons aussi des ONG qui nous signalent que l’on a oublié tel ou tel événement. Nous n’avons pas, au Barpi, la prétention de présenter une base exhaustive des événements industriels, nous sommes plus sur une base de données qualitative. Néanmoins, nous nous attachons à ce qu’elle soit la plus complète possible sur les événements qualifiés d’accidents.
« L’intérêt pour le Barpi n’est pas de communiquer au plus près possible de l’événement, car nous risquons de n’avoir que des informations partielles. »
Jean-François Bossuat, chef du Barpi.
Combien de temps peut s’écouler entre l’enregistrement d’un événement dans la base Aria jusqu’à la construction d’un arbre des causes ?
J.-F. B. C’est très variable, cela dépend du rythme de l’information qui s’incrémente au fil des jours. On peut distinguer plusieurs temps au niveau du cadencement concernant la gestion d’un accident.
Primo, la phase « à chaud » de la gestion de crise et de l’accident, où sont repérés les premiers phénomènes et où sont posés les premiers constats. Elle s’effectue dans les 48 heures qui suivent un événement.
Secundo, une phase « à tiède », avec les premières explications et les premières hypothèses sur le déroulement et l’enchaînement des événements. Cela prend généralement entre 8 et 15 jours, un mois au plus. Tertio enfin, la phase d’analyse « à froid » : c’est celle de l’analyse des causes profondes. Cela peut requérir plusieurs mois, voire des années.
Nous essayons bien sûr de produire un premier état de la connaissance des événements au bout de 6 mois, délai nécessaire à la mise en ligne de toute nouvelle information sur notre site internet. L’intérêt pour le Barpi n’est pas de communiquer au plus près possible de l’événement, car nous risquons de n’avoir que des informations partielles. Nous souhaitons que l’information mise en ligne soit vérifiée, à la fois en interne au Barpi, au niveau de l’Inspection des IC qui est allée sur le terrain, et également auprès des exploitants eux- mêmes. Les résumés d’accident leur sont soumis, pour corréler et croiser l’ensemble des informations, y com- pris celles venant de la presse, pour avoir un résumé le plus proche possible de la réalité. L’information sera enrichie au fil de la connaissance de nouveaux éléments et pourra, in fine, conduire pour certains événements à l’élaboration d’un arbre des causes.
Le Bureau d’enquêtes et d’analyses sur les risques industriels (BEA-RI) a été créé en décembre 2020. Comment se positionne le Barpi par rapport au BEA-RI ?
J.-F. B. Notre positionnement par rapport au BEA-RI est similaire à celui vis-à-vis de l’Inspection des IC. Pour le Barpi, le BEA-RI est un inspecteur aux prérogatives étendues, sa cible d’enquête privilégiée concerne les accidents emblématiques avec des moyens d’investigation renforcés. Il a des capacités d’analyse et la possibilité de faire appel à des experts beaucoup plus facilement que ne pourrait le faire l’Inspection des IC. Le Barpi peut ainsi intervenir en appui à la demande du BEA-RI pour lui fournir du retour d’expérience. Les missions du BEA-RI viennent compléter celles de l’Inspection, cela enrichit les enseignements pouvant être tirés des accidents industriels. Nos missions respectives sont donc complémentaires, notre rôle étant de capitaliser le retour d’expérience. Si nous partageons le même objectif d’identification des causes profondes des événements, le champ d’investigation n’est cependant pas comparable. Le BEA-RI va traiter une quinzaine, voire une vingtaine d’accidents par an, avec une cible privilégiée : les accidents majeurs survenant sur les établissements Seveso. Les capacités d’intervention sur le terrain sont plus directes et se détachent de la gestion de la crise contrairement à l’Inspection.
Dans le cadre du retour d’expérience, nous travaillons au Barpi sur environ un millier d’événements par an : du presqu’accident à l’incident jusqu’à l’accident majeur. Le champ couvert est totalement différent de celui du BEA-RI : nous fournissons un retour d’expérience plus vaste, mais restons complémentaires. Nous sommes amenés à travailler ensemble comme cela a été le cas dernièrement: nous avons publié récemment une synthèse avec la contribution du BEA-RI sur les incendies dans les ateliers de traitement de surface, l’une des principales caractéristiques des accidents de l’année 2021.
Article extrait du n° 584 de Face au Risque : « Reconnaissance faciale » (juillet-août 2022).
Bernard Jaguenaud – Rédacteur en chef
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