Tournage sous haute sécurité
Tournées en studio intérieur et dans des décors grandeur nature, deux scènes du film « Notre-Dame brûle » ont engendré des feux réels d’une grande ampleur. Les effets spéciaux de haute technicité déployés n’étaient pas sans dangers pour les personnes et les biens. Deux études d’ingénierie incendie ont été requises afin que l’équipe de tournage puisse jouer avec le feu en toute sécurité.
À l’origine, le réalisateur Jean-Jacques Annaud avait été sollicité pour faire un film documentaire sur l’incendie de Notre- Dame. Il va finalement décider d’en faire un long-métrage à grand spectacle : l’histoire de ce jour fatidique du 15 avril 2019 renferme en effet tous les éléments d’un scénario pouvant déboucher sur un thriller haletant ! « Le feu en sera l’un des acteurs principaux »[1], décrète le réalisateur, emporté par la beauté dramatique des flammes ravageant l’édifice symbolique, tout autant que par la lutte acharnée des hommes contre l’adversité.
Réalité physique versus fiction digitale
Pour donner le premier rôle au feu, une évidence s’impose au réalisateur : il faut tourner des scènes reconstituées au plus près de la réalité physique, en limitant au maximum les effets numériques. Une position quelque peu singulière, puisqu’aujourd’hui la facilité dans le 7e art consiste à recourir largement aux déflagrations et autres explosions obtenues par trucage numérique.
Cette posture de la « vieille école » va conduire à un tournage hautement exigeant, impliquant une rigueur absolue et une préparation minutieuse. Jean-Christophe Magnaud, le superviseur de la société chargée des effets spéciaux, confirme : « C’est la première fois en France qu’on nous donne les moyens d’aller aussi loin dans l’effet du feu, dans le volume du feu à montrer à l’écran, dans sa complexité »[2]. Jean-Jacques Annaud souhaite également placer volontairement les comédiens-pompiers face au spectacle et à la chaleur de vraies flammes.
Trois séquences clés
L’étude de centaines de coupures de presse, d’images et de vidéos, ainsi que le recueil de multiples témoignages sur la catastrophe vont conduire le réalisateur à identifier trois séquences clés de feu dans le scénario, moments où l’histoire bascule. Il s’agit d’abord de la lutte des premiers pompiers arrivés sur le toit de la cathédrale ce soir-là. Cette scène sera tournée en extérieur à Bry-sur-Marne. Les deux autres séquences, l’effondrement de la flèche dans la nef et la défense ultime du beffroi nord par les soldats du feu, feront l’objet d’un tournage en intérieur à la Cité du cinéma à Saint-Denis. Ce sont ces deux dernières séquences qui ont fait l’objet d’une étude d’ingénierie incendie.
Cette vidéo nous fait entrer dans les coulisses du tournage de “Notre-Dame brûle”, où l’on peut apercevoir (furtivement) les trois scènes de feu clés : l’attaque de la toiture tournée en extérieur à Bry-sur-Marne, l’effondrement de la voûte dans la nef (à 0:32 secondes) et la défense du beffroi nord (à 0:55 secondes) dans les studios de la Cité du cinéma.
Travail d’orfèvre
Avant de mettre le feu, il a donc fallu reconstituer les décors au plus près des originaux. Et s’assurer qu’ils ne brûleraient pas à la première étincelle comme du carton-pâte, car il faut généralement plusieurs prises aux cinéastes pour qu’un plan soit réussi à la perfection.
La reconstitution des différents décors, à partir de la visite de la cathédrale meurtrie et de la consultation de plans et de photos (notamment des œuvres d’art), va nécessiter des mois de travail et mobiliser des dizaines de techniciens de métiers différents : ébénistes, plâtriers, ferronniers, vitriers, peintres… Jean Rabasse, chef décorateur du film, confirme, à propos de la reconstruction de ces fausses cathédrales : « C’est le film le plus technique que j’ai jamais fait ».
Le choix des matériaux des éléments de décor exposés au feu sera drastique. Les poutres du beffroi seront en bois massif pré-brûlé, les cloches en plâtre armé capable d’endurer des températures de 400 °C. Le polystyrène et le balsa seront utilisés pour figurer les ornements gothiques en pierre, tels que les gargouilles, éloignées des sources directes du feu.
L’intérieur du beffroi en feu
L’une des deux séquences tournées en intérieur à la Cité du cinéma impressionne par ses dimensions et la taille des éléments. La partie haute du beffroi nord a été reconstituée dans le studio n° 5 affichant une surface de 2 000 m², une petite vingtaine de mètres de hauteur et deux portes latérales. La dalle et les murs du studio sont en béton, la toiture en poutres et bacs métalliques. En dessous du toit, un grill technique accueille des éclairages et des câbles.
Au beau milieu du local trône le beffroi, une structure de bois recouverte sur deux côtés de ses abat-sons. Ses dimensions généreuses, une embase carrée de 9 mètres sur une hauteur de 12,5 mètres, a nécessité de l’installer dans la fosse située au centre du studio. Sur l’un des côtés sera placé un échafaudage en acier, hors champ des caméras, pouvant accueillir des techniciens. Les sections des poutres en bois du beffroi sont au minimum de 25 cm, au maximum de 45 cm. Au centre sont disposées les cloches en plâtre, volontairement plus grosses que les originales afin d’accentuer leur taille à l’écran.
La mise à feu
Dans les poutres, des saignées sont creusées : dedans courent 120 mètres de tuyères de gaz qui permettront de mettre le feu à l’édifice, reliées à des bouteilles de gaz. Les emplacements de ces rampes à gaz ainsi que le calcul de leurs débits ont fait l’objet de savants réglages en amont, lors de tests. L’allumage se fait en 3 secondes, l’extinction en une demi-seconde. Du point de vue du chef décorateur, « l’embrasement du beffroi a sans doute été le plus complexe et le plus dangereux. Nous avons tout de même enfermé une partie de l’équipe dans une tour de bois en feu, à l’intérieur de laquelle nous avons fait entrer une grue avec un bras de 15 mètres de long ! ». Ce bras supporte une caméra ignifugée, tandis qu’il va sans dire que les comédiens-pompiers sont équipés en tenue de feu et munis d’un ARI. Les autres personnels portent des vestes et des gants anti-feu ou sont protégés du rayonnement par des écrans pare-feu.
Autre détail : des canons à braises projettent des brandons enflammés devant les caméras afin de parfaire le réalisme des scènes.
Les rampes à gaz étaient insérées dans des poutres de grosse section en bois massif et pré-brûlé, afin qu’elles soient moins combustibles. La mise à feu se faisait à distance et l’extinction en une fraction de seconde.
Les dispositifs de sécurité
L’un des points vulnérables des deux studios de tournage résidait dans les grills techniques situés en partie haute, comportant des rampes d’éclairage et des câbles.
Des caméras et des capteurs thermiques, des capteurs de monoxyde de carbone et de dioxyde de carbone ont été installés à des points stratégiques dans le studio. Des rampes à eau ont été placées dans le beffroi, afin de pouvoir atténuer les flammes ou d’éteindre un départ d’incendie, un peu à la manière de sprinkleurs. Le plateau est équipé de RIA, des extincteurs sont présents en nombre. En sus, une société spécialisée est présente avec un engin pompe et des lances afin de prévenir toute perte de contrôle du dispositif.
Le désenfumage est assuré par huit exutoires en toiture couplés à des ventilateurs, un écran de cantonnement est présent. Les portes latérales sont ouvertes en dehors des phases
de tournage, assistées elles aussi de ventilateurs, tout comme la fosse, afin de faciliter la ventilation et l’évacuation des fumées. Le grill technique en partie haute est protégé des gaz chauds par des plaques de Fermacell et des toiles antifeu en fibres de verre. Des agents Ssiap assurent la surveillance du site la nuit. Un nombre minimal de personnes, essentielles au tournage, est autorisé durant les phases de brûlage.
Quand le numérique assiste la sécurité physique
Malgré toutes ces précautions, une étude d’ingénierie de sécurité incendie (ISI) a été commandée. Il s’agissait de s’assurer du non-dépassement de valeurs critiques pour la santé des personnes et pour la structure du studio, en fonction des durées de tournage, donc de brûlage, et de pause entre les scènes.
Nicolas Trévisan, ingénieur modélisation au département Feu et Environnement de CNPP, nous schématise brièvement la méthode suivie : « Nous avons retenu pour cette modélisation des seuils critiques de valeurs usuellement retenues pour les ERP, comme le niveau des températures, la concentration en fumées et les flux thermiques. Comme je connaissais les cotes exactes des éléments composant le
Vue numérique de la structure bois du beffroi nord. Reconstitué au sein de l’un des plus grands studios de la Cité du cinéma. S’il était prévu que la construction ne disparaisse pas en fumée dès les premières prises de vues, il fallait aussi gérer la problématique du désenfumage au sein du local.
studio et l’emplacement ainsi que le débit des rampes à gaz, les calculs étaient relativement simples. J’ai effectué des modélisations à la puissance maximale des rampes (scénario majorant non conforme à la réalité) en enchaînant des phases de 3 minutes de brûlage suivies d’une pause en observant ce qu’il se passait. J’ai ensuite recommencé ces cycles avec 5 minutes de brûlage ».
Assurer la sécurité dans la durée
L’objectif est de vérifier si les contraintes de temps de tournage du plan, suivis d’une pause, sont satisfaisants au regard de la sécurité, en analysant notamment le rayonnement thermique dans certains volumes ainsi que la stratification des fumées dans le studio. Il s’agit par exemple de confirmer si la régie feu, qui doit impérativement rester en visuel de l’action, n’est pas trop exposée, de même que la caméra sur grue. Si elles ne le sont pas, un paramètre du modèle est modifié (diminuer la puissance d’une rampe, ouvrir une porte, forcer la ventilation) pour en mesurer l’effet au moyen d’une nouvelle simulation.
Une attention particulière a été accordée aux éléments en partie haute dans la durée, le grill technique et la charpente métallique, en simulant la répétition des tournages. « Avec la succession des scènes de tournage, il existait un risque d’élévation de température cumulative dans ces structures en métal, inobservable à l’œil nu, explique Nicolas Trévisan. Il fallait s’assurer que quand le brûlage était relancé, la toiture, qui avait emmagasiné de la chaleur lors des tournages précédents, ne dépasse pas un seuil critique ».
Dans la nef, pas le droit à l’erreur
L’autre séquence ayant donné lieu à une étude d’ISI est d’une tout autre nature, mais tout aussi démesurée. L’effondrement d’une partie de la voûte de la cathédrale dans la nef suite à la chute de la flèche a bénéficié d’un dispositif mécanique et pyrotechnique très spécial.
Dans l’immense studio 9 de la Cité du cinéma, un décor reproduisant le carrelage, quatre colonnes et les rangées de chaises de la nef a été reconstitué. Au centre, une sorte de plateforme d’une dizaine de mètres de long constituée de douze paniers métalliques. Dans ces paniers, un amas de moellons en liège enrobés de plâtre, de fausses poutres en balsa et de charbon incandescent représentant les débris. Pour les besoins du tournage, les 60 m³ de débris arrosés de 100 litres de pétrole désaromatisé seront amenés à 15 m de hauteur au moyen de moteurs, puis seront enflammés. Le lâcher des 10 tonnes de débris incandescents sur le sol du studio sera capté par 12 caméras protégées par des boîtiers spéciaux et commandées à distance, le studio n’étant occupé que par un nombre minimum de personnes. Les dispositifs de sécurité (désenfumage, RIA…) sont analogues au studio 5 (hormis les rampes d’eau).
Compte tenu des températures atteintes et des flux thermiques attendus, la séquence ne devrait pas durer plus de deux minutes avant l’extinction pratiquée au sol. Et elle n’est pas reproductible : l’unique prise doit être la bonne !
Des calculs complexes
« Le calcul de la puissance de ce feu a été rendu complexe par l’estimation de la surface des débris censés brûler, explique Nicolas Trévisan. La répartition des débris et leur exposition à l’oxygène étant aléatoire, la surface de combustion a été difficile à déterminer. En fonction des hypothèses retenues, j’ai obtenu des estimations très optimistes avec une puissance de foyer faible, et à l’inverse des estimations catastrophiquement hautes ! J’ai au final conservé des hypothèses réalistes mais toutefois pénalisantes afin de garder une marge de sécurité ».
La scène de l’effondrement de la voûte a été l’une des plus spectaculaires et des plus dangereuses, du fait de la puissance développée par le foyer et de la proximité des éléments hauts en métal du studio.
Alors que la puissance du foyer était estimée à 14 MW dans la séquence du beffroi dans le studio 5, soit l’équivalent d’un feu de véhicule, elle atteint très vite les 100 MW peu après l’allumage des débris dans le studio 9. Le grill technique et la toiture étant proches, malgré les plaques de Fermacell et les toiles anti-feu, un risque important de dégradation était envisagé à cause du débordement des flammes sur les côtés de la protection. Une durée maximale de 10 secondes a été recommandée pour l’allumage et le brûlage en partie haute, avant l’ouverture des paniers commandant le lâcher des débris.
Des plages critiques
Une autre problématique s’est posée, une fois le lâcher effectué : « L’équipe voulait disposer de quelques secondes afin de continuer à tourner les débris au sol, précise l’ingénieur modélisation. La question était : combien de temps les débris peuvent rester au sol avant la nécessité de les éteindre pour faire baisser les températures ? L’estimation de la puissance du foyer, attisé probablement par la chute, oscillait entre 2I MW et 90 MW en fonction de la méthode de calcul utilisée, ce qui représente un gros écart. Au final, j’ai montré qu’il ne fallait pas dépasser les durées prescrites au sol, soit quelques dizaines de secondes car, alors, l’on rentrait dans des plages critiques pour les infrastructures ». Jean-Jacques Annaud indiquera, à l’issue du tournage, que « la séquence dure 1,30 min à l’écran mais elle a nécessité des semaines de préparation ! ». À noter que la modélisation ISI a parfois nécessité huit jours de calculs pour les simulations les plus complexes.
Au final, quel bilan tirer du tournage de ces deux scènes de feu à hauts risques sur « Notre-Dame brûle » ? Les prises de vues ont été réussies, tout en préservant l’intégrité des personnes et des biens. Seule une rampe de projecteurs a fondu et les mains d’un technicien ont été légèrement brûlées. Ce dernier avait malheureusement oublié de mettre ses gants de protection lors de la séquence de l’effondrement de la voûte de la nef.
Jouer avec le feu n’est jamais sans risques.
[1] Extrait du livre « Notre-Dame brûle : le carnet de bord du film »
[2] Extraits du dossier de presse du film.
Article extrait du n° 581 de Face au Risque : « Notre-Dame sous les deux de la rampe » (avril 2022).
Bernard Jaguenaud – Rédacteur en chef
Les plus lus…
Le bureau d’analyse des risques et des pollutions industrielles (Barpi) a publié un nouveau flash Aria dédié aux travaux par…
La roue de Deming est une méthode d’amélioration continue symbolisée par une roue progressant sur une pente dans un…
Alors que les entreprises devant contrôler l’identité de leurs clients font évoluer leurs méthodes de vérification, les fraudeurs s’adaptent et…
Lancée le 17 décembre, la plateforme 17Cyber ambitionne de devenir le nouveau réflexe pour les victimes de cybermalveillance en France.…
L’intelligence artificielle connait une dynamique importante en termes d’implémentation, notamment depuis l’arrivée des « modèles de langages conversationnels ». Elle…
La directive (UE) 2024/3019 du Parlement européen et du Conseil du 27 novembre 2024 relative au traitement des eaux…