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Le télétravail, influence positive ou négative sur les TMS ?
En mars 2020, la mesure du confinement a contraint beaucoup d’entreprises à mettre en place le télétravail à marche forcée, pour les postes compatibles. Une étude de Santé Publique France menée sur cette période a révélé des résultats intéressants à propos de la lombalgie. Le télétravail avait des effets tantôt négatifs, tantôt positifs sur cette affection, qui reste la première cause d’incapacité dans le monde[1].
Avant d’évoquer le sujet du télétravail, il convient de rappeler l’image d’Épinal associée à l’évocation des TMS en situation professionnelle.
Le port de charge lourde, fréquent dans le secteur du BTP, ou la répétitivité de tâches monotones, tel Charlie Chaplin sur sa chaîne de montage dans Modern Times, constituent souvent le common-knowledge associant travail et risque de troubles musculo-squelettiques.
Sans vouloir mettre de côté ces activités « exposées » pour l’appareil locomoteur, il est une autre réalité incontournable, quelque peu contre-intuitive au regard de l’imaginaire commun : un poste de travail « tertiaire », c’est-à-dire un poste de travail sur écran en position assise, n’est pas exempt de risques d’apparition ou d’aggravation de TMS.
Le dernier rapport annuel de l’Assurance Maladie (2019) fait d’ailleurs remarquer deux évolutions notables, selon les secteurs d’activité : si le secteur du bâtiment et des travaux publics voit son nombre de victimes de TMS baisser de 3,7 %, c’est le secteur des services (banques, assurances, administrations…) qui enregistre la plus forte hausse, avec + 10,5 %.
Confinement et télétravail : quels effets sur la santé ?
À ce propos, l’étude publiée par Santé Publique France[2] fin 2020 est intéressante à plus d’un titre. L’objectif était de mesurer les effets de la modification de l’organisation du travail liée au confinement sur la survenue et l’évolution de la lombalgie. La lombalgie est en effet l’un des TMS les plus fréquents en Europe : « En 2015, 44 % des travailleurs européens déclaraient avoir souffert de maux de dos au cours des douze derniers mois », rapporte l’étude.
L’observation a été menée avant et après le confinement, sur une population salariée en activité. L’analyse de l’apparition de symptômes associés à la lombalgie (courbatures, douleurs, gêne) pendant le confinement a été restreinte aux travailleurs jusqu’alors indemnes de lombalgies. Tandis que l’évolution de la lombalgie durant le confinement a été menée sur les travailleurs présentant déjà cette affection avant le 17 mars 2020.
Si l’on se concentre sur l’échantillon des salariés ayant été placés en télétravail (d’autres continuant leur activité normalement, d’autres la cessant), deux résultats apparemment contradictoires apparaissent :
« Il y a une grosse focalisation de la prévention en direction de la lombalgie, indique l’un des ergonomes, car c’est une affection qui survient très vite et fait mal rapidement. Ceci dit, elle est rarement grave. Ce qui n’est pas le cas d’autres zones du corps dont on parle moins, et qui sont beaucoup plus fragiles : quand cela fait mal, c’est beaucoup plus grave, voire irréversible dans certains cas. »
- « l’incidence de la lombalgie était environ deux fois et demie plus importante chez les travailleurs qui avaient été nouvellement placés en télétravail (16 %) », par rapport à ceux déjà rompus à cette organisation du travail (6 %) ;
- « il y avait plus de chances d’amélioration de la lombalgie pour les travailleurs déjà habitués au télétravail (25,5 %) », tandis qu’une majorité déclarait que leurs symptômes au bas du dos étaient inchangés (62,5 %), certains voyant leur affection s’aggraver (11,9 %).
TMS, des affections multifactorielles
Pour décrypter ces résultats, il est nécessaire de revenir en premier lieu sur les facteurs de risques déterminants des TMS. « Il existe quatre grandes familles de facteurs de risques, explique Nathan Coulin, ergonome chez AST 67 (service de santé au travail interentreprises). À commencer par les facteurs individuels (âge, genre, antécédents médicaux, activité extraprofessionnelle…). Ensuite, on aborde les facteurs de risques professionnels, qui se déclinent en trois grandes catégories : les facteurs biomécaniques (effort, posture, répétitivité et durée d’exposition), les facteurs environnementaux (son, lumière, chaleur…), les facteurs psychosociaux et organisationnels (charge de travail, autonomie, management et rapports sociaux…) ».
Évidemment, tous ces facteurs de risques peuvent se corréler les uns aux autres, entraînant d’autant plus de probabilité de survenance de symptômes. « Les facteurs de risques biomécaniques sont prépondérants, ce sont généralement les premiers sur lesquels nous allons essayer d’agir, ajoute Nathan Coulin. Les autres facteurs de risques professionnels (stress, management…) sont souvent considérés comme secondaires par les entreprises, alors qu’ils sont à mes yeux tout aussi importants. »
Un télétravail en mode dégradé
Pour aller plus loin, il est nécessaire de rappeler le caractère inédit du télétravail[3] mis en place le 17 mars 2020 au moment du confinement : le travail à distance a été imposé, dans l’urgence, à temps plein, et le plus souvent dans un environnement familial.
Très vite, à côté de perceptions positives les premières enquêtes ont révélé des indices de souffrance : 42,5 % des télétravailleurs étaient en détresse psychologique, et ceux-ci déclaraient entre 1,5 et 3 fois plus de problèmes de santé physique (problèmes de sommeil pour 35 %, de TMS pour 28 %, de maux de tête pour 22 %)[4].
Toutes durées confondues, les trois premiers motifs des arrêts maladies prescrits durant l’année 2020 ont été « la maladie ordinaire (29 %), les troubles musculo-squelettiques (17 %) et les troubles psychologiques (15 %). »[5]
Une nouvelle norme improvisée
Les caractéristiques inédites de ce télétravail, largement improvisé pour la majorité des travailleurs éligibles (pour rappel il y avait 7 % de télétravailleurs avant le confinement, contre 25 % durant le premier confinement, soit 5 millions de personnes), contenaient en germes des effets potentiellement dévastateurs pour la santé des télétravailleurs.
Ces écueils ont très vite été perçus par les services de santé au travail interentreprises, qui ont mis en place eux aussi des moyens de prévention des TMS adaptés à la période : c’est ainsi que webinaires, guides et plaquettes de sensibilisation sur le télétravail, le travail sur écran et les postures adaptées se sont multipliés. Car les ergonomes, dont la raison d’être est de faire l’analyse de situations de travail pour adapter ce dernier à l’homme, ont constaté avec effroi que c’était généralement le contraire qui se produisait, notamment à propos des facteurs de risques biomécaniques liés au travail sur écran.
« Les messages de prévention que l’on a véhiculés au début étaient des messages d’adaptation, car il fallait s’adapter avec ce que l’on n’avait pas : un bureau bien dimensionné, une chaise réglable, un ordinateur fixe. »
Nathan Coulin, ergonome chez Alsace santé au travail 67 (AST 67).
« Les messages de prévention que l’on a véhiculés au début étaient des messages d’adaptation, constate Nathan Coulin, car il fallait s’adapter avec ce que l’on n’avait pas : un bureau bien dimensionné, une chaise réglable, un ordinateur fixe ». Coussins providentiels de calage, ramettes ou dictionnaires faisant office de rehausses d’écran, kits main libres convertis en isoloir du bruit ambiant ont amélioré le quotidien des plus créatifs, tout en faisant prendre conscience à certains l’importance d’un aménagement minimal du bureau à domicile.
Conséquences délétères pour les néo-télétravailleurs
Peut-on d’ailleurs parler de télétravail à propos de cet épisode inédit du confinement ? « Je préfère parler de travail à la maison, précise Nathan Coulin. Car le vrai télétravail est généralement négocié, anticipé et préparé. L’employeur met à la disposition de ses salariés les moyens de travailler à distance. En mars 2020, les salariés ont été propulsés chez eux sans aucune préparation. »
Une grande proportion de personnes absolument pas habituée au travail à distance s’est ainsi retrouvée cloîtrée à domicile avec un équipement et du mobilier non-adaptés, et souvent des enfants à garder, impliquant une charge mentale plus élevée. En ce sens, le taux d’incidence de la lombalgie deux fois et demie plus élevé chez les néo-travailleurs s’explique assez logiquement. Des risques psychosociaux plus prégnants, alors qu’ils sont connus comme facteurs de risques de TMS, ont pu favoriser la dégradation de leur santé, en sus des facteurs de risques biomécaniques.
« Le confinement a clairement aggravé certaines situations psychologiques, confirme Defne Trak, ergonome chez Ostra, service de santé au travail interentreprises en Île-de-France. Sans interactions sociales, et en situation d’isolement dans un logement exigu favorisant la promiscuité, le moral de bon nombre de télétravailleurs a souffert. »
Managers désorientés et conduites à risques
Si les contraintes liées aux mauvaises postures et à un environnement inadapté (bruit, chaleur, lumière…) ont beaucoup mobilisé les ergonomes dans leurs campagnes de sensibilisation, les aspects organisationnels n’ont pas été délaissés, même s’ils sont plus délicats à aborder.
« Nous avons fait de nombreux rappels concernant le droit à la déconnexion, tout en expliquant la nécessité de faire des interruptions de travail sur écran. »
Defne Trak, ergonome chez Objectif santé travail (Ostra).
« L’aspect management, c’est très compliqué à traiter, mentionne Defne Trak, car certaines entreprises restent sourdes à nos messages de prévention. Nous nous sommes aussi aperçus qu’il y avait des excès de la part de certains salariés et des dérives du management en matière de sollicitations : nous avons fait de nombreux rappels concernant le droit à la déconnexion, tout en expliquant la nécessité de faire des interruptions de travail sur écran ».
En annihilant la frontière entre sphère privée et activité professionnelle, certains comportements individuels à risques sont même réapparus. « On a pu observer le retour de mauvaises habitudes, signale Defne Trak, comme fumer chez soi, ne pas bouger, manger n’importe quand et n’importe comment. Je conseille de se structurer, de respecter des horaires, de se mettre en tenue de travail et d’éteindre l’ordinateur à la fin de la journée. »
Effets positifs pour les télétravailleurs entraînés
Face à l’obligation du travail à distance provoqué par le confinement, les entreprises n’étaient pas toutes logées à la même enseigne en mars 2020. Celles ayant mis en place une charte de télétravail étaient les plus aptes à s’adapter à ce travail à la maison imposé, avec une organisation et des salariés sensibilisés, à défaut d’être volontaires. Pour les autres, celles qui étaient le moins réticentes au télétravail se sont adaptées vaille que vaille, en proposant petit à petit de venir récupérer du matériel en entreprise. Pour celles qui refusaient le télétravail, l’organisation s’est faite dans la douleur.
« Les salariés déjà rodés au télétravail lors du premier confinement étaient ceux qui disposaient probablement du matériel, de l’équipement et du local adapté, analyse Nathan Coulin. Certes ils ont été soumis à des contraintes, mais dans une moindre mesure que les autres, non préparés. Du côté organisationnel et RPS, ces salariés entraînés étaient peut-être mieux lotis que ceux qui ont dû gérer le télétravail au jour le jour. D’autant que les managers étaient aussi plus rompus au management à distance, ce qui n’était pas le cas pour les nouveaux télétravailleurs. »
Ces salariés entraînés sont sûrement ceux qui ont pu profiter du gain de sommeil procuré par la suppression des temps de transport. Sans parler de la flexibilité induite par une meilleure articulation entre sphère privée et activité professionnelle, pour ceux qui avaient un peu d’autonomie dans leur fonction, voire d’une meilleure concentration loin des open spaces bruyants.
L’accord national interprofessionnel
Plus d’un an après la norme imposée du télétravail et alors que le pays n’est pas encore à l’abri de la pandémie, le travail à distance reste la règle a rappelé la ministre du Travail le 2 février dernier.
Un nouvel accord national interprofessionnel sur le télétravail a été signé entre les partenaires sociaux le 26 novembre 2020. Le texte précise que l’employeur doit informer le salarié en télétravail de la politique de l’entreprise en matière de santé et sécurité, en particulier sur l’utilisation des écrans et en matière d’ergonomie. Il contient aussi des éléments de prévention des risques psychosociaux et organisationnels, puisque les notions d’isolement, de perte de lien social, de charge de travail et d’hyperconnectivité sont abordées.
Alors que 64 % des actifs en situation de télétravailler ont effectivement recours à cette organisation[6], une enquête sur « le futur des entreprises et leur lieu de travail »[7] révèle que 46 % des télétravailleurs estiment que leur employeur a amélioré sa gestion du télétravail depuis le début de la crise. Telework in progress !
[1] Selon la source citée par l’étude de Santé Publique France : « Asystematic analysis for the Global Burden of Disease Study 2017 » – Lancet (2018) ;
[2] Étude de la survenue et de l’évolution de la lombalgie selon la situation de travail pendant le confinement lié à l’épidémie de Covid-19, du 17 mars au 10 mai 2020, en France métropolitaine – Octobre 2020 ;
[3] Voir notre dossier spécial consacré au télétravail dans le magazine papier du n° 565 de septembre 2020 de Face au Risque ;
[4] Enquête OpinionWay pour Empreinte humaine, juin 2020 ;
[5] Baromètre annuel de l’absentéisme de 2020 – Malakoff Humanis ;
[6] Enquête Harris Interactive pour le ministère du Travail, « l’activité professionnelle des Français pendant la crise sanitaire », publiée le 29 janvier 2021 ;
[7] Enquête 4 du Génie des lieux : le futur des entreprises et de leur lieu de travail
Article extrait du n° 571 de Face au Risque : « Troubles musculo-squelettiques : réalités et prévention » (avril 2021).
Bernard Jaguenaud – Rédacteur en chef
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