Télétravail. Derrière les vides juridiques, des risques en embuscade
Selon un récent sondage, près de la moitié des salariés pratiquent le télétravail en France. En dépit de l’encadrement du télétravail tant au travers des dispositions de l’Accord national interprofessionnel (Ani) de 2020 que du code du travail, des vides juridiques subsistent pour sécuriser la pratique. Séverine Martel, avocate spécialisée en droit social et associée du cabinet Reed Smith Paris, pointe ces manques ainsi que les risques associés.
Le sondage cité en introduction[1] indique que 57 % des salariés en télétravail souhaiteraient plus de flexibilité quant à leurs horaires de travail. Comment gère-t-on la question des horaires de travail avec le télétravailleur ?
Séverine Martel. C’est compliqué car le télétravail tend à effacer la frontière entre la vie privée et la vie professionnelle.
Nous avons tous reçu des notifications de messageries instantanées, telles que WhatsApp, durant la journée de travail ainsi que des mails professionnels à dix heures du soir. C’est un vrai sujet, à relier avec la problématique des risques psychosociaux.
Il est recommandé d’aborder la question des horaires de travail dans les documents formalisant le télétravail, notamment pour sécuriser le droit à la déconnexion. Une entreprise qui continuerait à persister à pratiquer du cas par cas avec ses salariés, en arguant que cela lui donne plus de sécurité, cela me paraît illusoire.
Et cette situation n’est pas exempte d’autres risques pour l’employeur, car lorsqu’on se retrouve avec une personne qui traite ses mails tard le soir, voire la nuit, cela atteste de la réalisation d’une prestation de travail. Il faut aussi avoir à l’esprit les fréquents litiges en termes d’heures supplémentaires entre le salarié et son employeur.
En définitive, il faut donc mettre des barrières assez strictes. Et pour mettre des barrières, il faut encadrer : pour cela il faut un accord ou une charte.
« La question de la sécurité au domicile du télétravailleur est un élément clé ».
Séverine Martel, Avocate associée du cabinet Reed Smith de Paris, responsable de l’équipe droit social
En pratique, comment mentionner les horaires de travail dans l’accord collectif ?
S. M. Il existe notamment la possibilité d’instituer, même pour des salariés soumis au forfait jour, des plages horaires au sein desquelles les collaborateurs sont censés disponibles.
Dans le cadre d’une charte ou d’un accord collectif sur le télétravail, je pense qu’il faut travailler à la mise en place d’outils supplémentaires en lien avec le droit à la déconnexion. On ne va pas interdire au salarié de se reconnecter mais on pourrait bien envisager de considérer que les mails, passés une certaine heure, ne sont pas nécessairement à traiter, que le salarié doit être disponible sur une plage horaire, etc.
Un certain nombre de choses peuvent être déployées.
Dans la lignée de l’obligation de sécurité de l’employeur à l’égard de ses salariés, comment envisage-t-on la sécurité du télétravailleur hors des locaux de l’entreprise ?
S. M. La question de la sécurité au domicile du télétravailleur est un élément clé. Il est recommandé que le salarié doive fournir une attestation d’assurance multirisques de son habitation. Chose qui n’a pu être appliquée dans le cadre de la pandémie, du fait de l’urgence de la situation. Il est important de vérifier l’existence de cette assurance multirisque et de se faire communiquer l’attestation.
Il existe aussi la possibilité qu’un membre de l’entreprise, ou du Comité social et économique (CSE), se présente au domicile du salarié, avec son accord bien entendu, pour vérifier tout ce qui touche à la sécurité du télétravailleur. Mais cela constitue clairement une immixtion dans la vie privée du salarié, qui peut n’être pas très bien vécue, voire acceptée, par l’intéressé. En pratique, la visite au domicile du salarié par l’employeur reste possible, mais elle est quand même très peu réalisée.
A l’avenir, on pourrait imaginer le développement d’une activité spécifique effectuée par une société tierce, pour aller visiter les infrastructures électriques des télétravailleurs.
Qu’en est-il de l’accident du travail en situation de télétravail ?
S. M. Le domicile devenant le lieu d’exercice de l’activité professionnelle, tout accident intervenu au domicile, durant les horaires de travail, est par principe considéré comme un accident du travail.
On pourrait imaginer que le salarié reproche à l’employeur une violation de son obligation de sécurité, en démontrant par exemple que les équipements mis à sa disposition, ou que l’organisation, n’étaient pas à même d’assurer sa sécurité sur son lieu de travail. Il vaut mieux que l’employeur mette à disposition les équipements informatiques et les sécurise, plutôt que d’autoriser l’utilisation par le salarié de ses équipements personnels.
Un certain nombre de nouvelles problématiques ont émergé, liées à la porosité de la frontière entre la vie privée et la vie professionnelle évoquée plus haut. En particulier, nous avons eu des questions à propos des violences conjugales dans le cadre du confinement : les violences conjugales, en télétravail dans le cadre du confinement, peuvent-elles constituer un accident du travail ? Autre exemple : le salarié qui répond à un mail à vingt-deux heures, et qui se foule la cheville en regagnant son ordinateur, est-ce un accident du travail ?
Si l’on n’a pas abordé la question des horaires de travail en amont, ce cas sera difficile à juger.
Comment considérer les risques associés au travail dans un tiers-lieu, tel qu’un espace de coworking ?
S. M. La notion de domicile a été supprimée de la définition du télétravail. Le télétravail concerne donc de fait tous lieux, hormis le bureau. Pour moi, ceci reste problématique.
Dans la plupart des accords ou des chartes signés, on retrouve quand même cette notion de domicile. En fait, il est souvent imposé au salarié d’exercer son télétravail au domicile déclaré, ou à titre exceptionnel dans un autre lieu à condition qu’il en informe son employeur. Car il y a une double problématique à envisager : en premier lieu, celle de la sécurité du télétravailleur. Comment l’employeur peut-il respecter son obligation de sécurité s’il ne sait pas où le salarié exerce son travail ? En deuxième lieu, celle de la confidentialité des données de l’entreprise, qui peuvent être exposées dans un tiers lieu. Si ces questions ne sont pas abordées, l’entreprise ne peut pas fonctionner sans risques.
En matière d’encadrement du télétravail, quels seraient les points principaux susceptibles d’évoluer en 2022 ?
S. M. D’une manière générale, à partir du moment où le télétravail est installé dans les pratiques et qu’il est devenu un mode d’organisation habituel, il faudrait lui consacrer des dispositions plus complètes dans le code du travail afin d’aller vers un cadre juridique plus sécurisant. Il n’y a pas pour l’instant d’obligation spécifique au télétravailleur, car l’idée est le principe d’égalité. Le télétravailleur a les mêmes droits et les mêmes obligations que les autres salariés, mais sans nécessairement la prise en compte de cette spécificité qui est le lieu de travail. Aujourd’hui, ce sont les entreprises qui pallient les manques et on laisse au dialogue social la charge de combler le vide juridique.
Deux sujets majeurs en particulier devraient émerger en 2022. La gestion des risques psychosociaux d’une part, pour faire en sorte que le télétravailleur régulier ne soit pas totalement déconnecté du milieu professionnel.
La question de l’indemnité de télétravail, d’autre part. L’Ani de 2020 prévoit expressément cette indemnité, qui n’est autre qu’un remboursement de frais engagé par le salarié liés au télétravail, mais elle ne figure pas dans le code du travail. Un certain nombre d’employeurs se réfugient derrière ce vide pour ne pas payer cette indemnité de télétravail. Pour de grandes entreprises, les contentieux potentiels pourraient engendrer des montants conséquents.
[1] Baromètre T8 Empreinte Humaine- Opinion Way – Octobre 2021
Bernard Jaguenaud – Rédacteur en chef
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