Retour d’expérience. Un an après, ce qu’il faut retenir de « Lubrizol »
Survenu il y a un an dans la nuit du 25 au 26 septembre 2019, l’incendie qui a touché l’usine Lubrizol de Rouen a profondément marqué les habitants de la région Normandie. Pourtant l’incendie aurait pu être évité. Toutes les parties ont-elles tiré les enseignements de la catastrophe ? « P’têt ben qu’oui, p’têt ben qu’non », dit-on sur place.
L’origine du feu
Débuté aux alentours de 2 h 40, l’origine du feu reste officiellement inconnue, malgré l’hypothèse formulée par Le Monde. En l’espace de quelques heures, il aura englouti deux entrepôts, l’un de 8 450 m², l’autre de 3 400 m². Et nécessité l’intervention de 970 sapeurs-pompiers, deux hélicoptères, 46 engins, 28 000 l/min d’eau et de solution moussante pour une extinction complète en 12 heures. Le panache de fumée a atteint 20 km de long et 6 km de large au plus fort de sa propagation. Dans l’incendie, 5 253 t de produits chimiques divers ont été détruits sans que l’on en sache leur composition exacte.
L’action publique en question
L’action publique est étrillée dans le rapport sénatorial publié le 2 juin dernier. Quelques chiffres permettent de s’en rendre compte. 2 h 40, départ du feu. 5 h 45, premier communiqué de la préfecture. 7 h, le préfet recommande aux écoles de ne pas ouvrir. Les premières sirènes ne retentiront qu’à 8 h du matin !
Manque d’information de la population
Dans le viseur des sénateurs, il y a évidemment le manque d’information de la population qui a permis toutes les dérives, notamment sur les réseaux sociaux où des rumeurs ont enflé et continuent de se développer. Plus de 20 000 publications ont été identifiées le jour même ! Beaucoup n’ont que les réseaux sociaux comme moyen d’information et de désinformation !
Pourtant, les moyens techniques existent depuis plusieurs années. Il manque leur mise en place.
Un système d’alerte dépassé
L’application SAIP (Système d’alerte et d’information des populations), lancée à la suite des attentats de Paris, a été complètement abandonnée à la suite de plusieurs échecs.
L’alerte par SMS sur des zones géographiques en fonction des antennes relais (mise en place par certains pays pendant la pandémie) ou la mise en place d’information géographique en temps réels sur les risques[1] tarde à se mettre en place en France malgré l’accumulation des rapports qui les préconisent.
« La probabilité d’un départ de feu avait été estimée à une fois tous les 10 000 ans. » Comment une entreprise conforme à la réglementation peut-elle justifier des dépenses en sécurité avec un tel chiffre ?
L’odeur de l’incendie
Avec huit mois d’avance sur le reste de la France, les Rouennais arboraient déjà des masques à la fin septembre 2019. Pas pour se protéger d’un coronavirus, dont personne n’avait encore entendu parler, mais pour échapper aux relents nauséabonds d’hydrocarbures issus des cendres de l’incendie.
Et s’ils étaient en avance, ce seront sans doute les derniers à les quitter tant l’odeur de cet incendie est persistant. L’association Atmo Normandie, qui surveille la qualité de l’air de la région, a mis en ligne au lendemain du drame une carte interactive de signalement des odeurs, ODO, qui n’a pas cessé d’être complété depuis. Le mardi 7 juillet 2020, par exemple, l’association et la préfecture ont dû émettre des communiqués tant les signalements d’odeurs persistantes et des gênes associées de type maux de tête ou des nausées se succédaient. La veille, l’usine avait entamé les opérations de démantèlement du bâtiment sinistré lors de l’incendie. Pendant le confinement, alors que la chaleur était parfois étouffante, les riverains immédiats de l’entreprise se plaignaient de ne pouvoir ouvrir leur fenêtre tant l’odeur était assaillante.
Les incendies ne se limitent jamais à l’établissement
Le panache de fumée, l’écoulement des eaux d’extinction… les incendies impactent au-delà des simples clôtures. Peu d’entreprises sont effectivement préparées à gérer une crise de cette ampleur. Au moins 5 départements et 216 communes ont été impactées. Avec cette notion élargie du risque, toutes les communes françaises sont concernées, mais rares sont celles qui sont préparées à réagir en cas de sinistre.
Absence de préparation et de formation de la population
La culture du risque et la connaissance des dangers sont quasiment absentes du parcours scolaire. Pourtant c’est une part importante de la citoyenneté. Avec les attentats de Paris, une prise de conscience s’est opérée et des mini formations aux « gestes qui sauvent » se sont tenues dans les écoles[2] et plusieurs casernes.
C’est encore trop peu. Et en dehors de sortir son téléphone pour filmer, la plupart des gens ignorent comment réagir en cas de danger. C’est valable aussi bien pour les risques naturels que pour les risques intentionnels ou technologiques dont la formation repose aujourd’hui essentiellement sur les entreprises. Des remarques confirmées par l’enquête de l’association Rouen Respire : 97 % des participants pensent que la population n’était pas préparée.
Effet domino
Normandie Logistique et Lubrizol ont toutes les deux été touchées par le sinistre. Une entreprise a vraisemblablement transmis le feu à l’autre. Les effets domino sur les stockages sont particulièrement connus. L’installation sprinkleur dans le stockage de Lubrizol a été mise en échec. Il semble que ce soit parce que le feu venait de l’extérieur. Deux autres entreprises ont été impactées par le rayonnement.
Des raisons de se réjouir
Bien que survenu en pleine nuit, donc avec des facteurs défavorables, l’incendie, d’une ampleur inédite à proximité d’un centre urbain, n’a fait aucun mort et aucun blessé grave.
Aucune des nombreuses analyses menées par l’agence régionale de santé puis ensuite par l’Anses n’ont révélé de problème majeur de toxicité.
L’entrainement et la réactivité du personnel sur place puis le recours aux sapeurs-pompiers ont permis une maîtrise du feu rapide.
Des doutes persistants
Si les dangers d’une toxicité aiguë ont vite été écartés, reste le risque d’une contamination plus lente et insidieuse liée aux poussières et aux retombées.
Ces craintes sont alimentées par l’odeur tenace et persistante qui entoure le site de l’accident, mais aussi par des études réalisées par différentes associations.
Rouen Respire a publié en mai 2020 les résultats d’une enquête réalisée en ligne auprès de 565 citoyens et ayant été impactés par les conséquences environnementales de l’incendie. Cette enquête relève par exemple que « l’anxiété a été de loin le symptôme le plus fréquent et le plus durable », avec 80 % des participants concernés.
De même, UFC-Que Choisir avait lancé une enquête sur les poussières domestiques sans rapport avec l’incendie. Elle a constaté dans les prélèvements effectués dans une famille de Mont-Saint-Aignan (limitrophe de Rouen), 14 jours après l’incendie, la présence de nombreux hydrocarbures lourds.
Un immense chantier de décontamination
Un film en latex de 10 000 m² a été déployé au-dessus des entrepôts pour éviter les nuisances olfactives. Si celui-ci a sans doute limité les effluves, elles sont restées tenaces. Outre le site, ce sont aussi les eaux d’extinction et toutes les zones touchées par le « nuage » qui sont à traiter. Autre effet domino.
« Si les dangers d’une toxicité aigüe ont vite été écartés, reste le risque d’une contamination plus lente et insidieuse liée aux poussières et aux retombées. »
Des assouplissements au détriment de la sécurité ?
Dans son rapport, le Sénat note que « la politique de prévention des risques industriels déployée depuis 40 ans en France laisse apparaître des angles morts importants et inacceptables. Depuis quinze ans, les effectifs des services chargés de la police des ICPE ont augmenté alors que le nombre de contrôles a pratiquement été divisé par deux. » Un constat repris par de nombreux spécialistes qui notent également l’élargissement des « enregistrements » au détriment des « autorisations » où les prescriptions sont plus contraignantes.
A noter que Lubrizol est classée Seveso seuil haut depuis 2009. Ses capacités de stockage avaient été assouplies par la loi Essoc de 2018.
Être conforme ne suffit pas
Lubrizol était conforme à la réglementation. Mais son voisin l’était-il ? Et si tous les deux l’étaient, cela suffisait-il ? L’assureur FM global « avait signalé à plusieurs reprises des défaillances du système de prévention des incendies qui, sans pouvoir être assimilées à des manquements à la réglementation des sites Seveso seuil haut, interrogent quant à l’implication réelle de l’industriel sur ce sujet », note le rapport sénatorial. Il va même plus loin. Lors de son audition, Patrick Le Dréau, directeur des opérations de Paris FM Insurance Europe SA, a confirmé que dès 2008, « le système de sprinkler du bâtiment A5 (l’un des principaux bâtiments touchés par l’incendie du 26 septembre 2019) devrait être renforcé et transformé en système de déluge ou en système de préaction à mousse. Le système de rétention devrait aussi être amélioré ».
Les calculs probabilistes sont-ils futiles ?
Les incendies ne choisissent pas leurs victimes en fonction de leur respect des prescriptions réglementaires, de leur assureur ou des produits d’extinction utilisés. Les incendies naissent de la présence de trois facteurs réunis au même moment et au même endroit : comburant, combustible, énergie d’activation.
Produire un calcul probabiliste sur la présence de ces trois éléments est absurde et dangereux. Au moins un des trois est toujours présent : le comburant, c’est l’oxygène de l’air ! Et le combustible, l’est aussi puisque c’est le stockage. Il ne manque que l’allumette.
Selon le rapport sénatorial et l’étude de dangers, « la probabilité d’un départ de feu en l’absence d’activité avait été estimée à une fois tous les 10 000 ans par l’Ineris. » On aimerait savoir comment a été obtenu ce chiffre. Et pourquoi l’écrire dans une étude de dangers ? Comment une entreprise conforme à la réglementation peut-elle justifier des dépenses de sécurité avec un tel chiffre ?
Il paraît évident que ce calcul ne prend pas en compte la malveillance ou le risque naturel, comme la foudre. Selon les chiffres du Barpi, 4 % des accidents industriels sont liés à un acte de malveillance. Cela peut sembler peu, mais sur la période étudiée (1992-2015) cela correspond à plus de 850 événements, soit plus d’un acte par semaine ! Avec la nuance que la base n’est pas exhaustive. Dans les trois quarts des cas (77 %), ces incidents impliquent un incendie. L’autre problème est la sous-estimation du risque des produits non-inflammables. La réglementation se concentre sur les produits inflammables mais ce n’est pas parce qu’un produit n’est pas inflammable qu’il ne peut pas brûler, autrement dit qu’il n’est pas combustible.
Les probabilités ne disent pas le danger réel. AZF l’avait déjà montré : les préoccupations portaient sur les produits chlorés et les dérivés d’ammoniaque, mais c’est le stockage de nitrate d’ammonium, un composé dont l’accidentologie est faible et dont la détonation ne se produit que dans des circonstances rares, qui a été au cœur de l’accident.
Le droit d’antériorité en question
Détaillé dans une tribune du docteur en droit Gabriel Ullmann parue sur Actu-environnement, le droit d’antériorité aurait été invoqué à tort par Normandie Logistique. Il permet de reconnaitre l’existence de droits acquis au bénéfice d’une installation ancienne. Pourtant, l’établissement « était connu sous le régime de déclaration alors même qu’il est vraisemblable qu’il relevait, en fait, du régime de l’enregistrement ». Les autorités publiques avaient-elles suffisamment contrôlé l’entreprise ? Combien d’entreprises bénéficient-elles de ce dispositif d’exception ?
Le principe de précaution
Disparu le jour même de la catastrophe, Jacques Chirac avait fait entrer le principe de précaution dans la Constitution Française. S’agissant des retombées du nuage, il semble qu’on soit bien loin de ce qu’avait imaginé l’ancien président. Plusieurs études sont en cours pour évaluer l’impact du nuage. On aurait pu imaginer que les habitants les plus proches et les plus concernés aient pu, au nom de ce principe, bénéficié d’un relogement. Ça n’a pas été le cas.
Le principe pollueur-payeur
Autre principe, inscrit dans le code de l’environnement, celui-ci, veut que le pollueur paie. Sans doute faut-il saluer la responsabilité de l’entreprise qui a souhaité constituer un fonds pour indemniser les agriculteurs victimes des retombées des fumées. Mais force est de constater qu’il fait entrer les parties dans un mécanisme contractuel qui suppose le renoncement à toute poursuite. Et permet, comme ce fut le cas pour AZF, de limiter grandement les actions de groupes.
L’avenir des industries dans le tissu urbain
Déjà à l’époque d’AZF, la question de la présence d’une usine Seveso seuil haut, à quelques encablures d’un centre-ville avait été soulevée. Les PPRT étaient la réponse législative à ces inquiétudes.
En industrie pourtant, l’incendie est l’accident le plus courant : la fumée, la chaleur, les résidus toxiques et jusqu’aux eaux d’extinction devraient dissuader tout industriel d’exploiter à proximité immédiate d’habitations. Dans le cas de Lubrizol, les premières sont à 300 mètres.
Notre-Dame n’était pas une usine. Pourtant son incendie a non seulement produit chaleur, flammes et fumées en abondance mais a lui aussi charrié son lot de toxiques. Il est sans doute temps d’aller plus loin que les PPRT.
Quant à Lubrizol, la fumée entourant son incendie n’est pas prête de s’éclaircir.
[1] Un exemple en Australie.
[2] Les PPMS (Plans particuliers de mise en sûreté) sont désormais obligatoires depuis 2015.
David Kapp – Journaliste
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