Grenfell, une série de défaillances à tous les étages
Suite à la catastrophe de la tour Grenfell, le groupe Efectis a été missionné pour tenter de comprendre ce qu’il s’était réellement passé à Londres dans la nuit du 13 au 14 juin 2017. Le directeur général de la filiale française, Éric Guillaume, nous explique le long travail de collecte et de vérification d’informations qui a conduit à la reconstitution numérique de l’incendie. Cette étude, quasiment achevée, nous fournit un éclairage particulièrement frappant de la chaîne de défaillances ayant entraîné le drame.
Pourquoi avoir concentré votre savoir-faire à l’étude du cas Grenfell ?
Éric Guillaume. Le drame de Grenfell a engendré beaucoup de discussions et de remises en causes réglementaires outre-Manche. Notre présence au Royaume-Uni a fait qu’on s’y est intéressé de très près. En plus, nous avons une expertise sur les façades, grâce aux travaux initiés en France depuis une dizaine d’année. Et puis certains industriels sont venus nous chercher pour comprendre ce qu’il s’était passé sur la tour. C’est une démarche scientifique nécessairement intéressante. On a donc passé un contrat de recherche avec l’industrie.
Comment avez-vous procédé pour récolter l’ensemble des informations nécessaires à la reconstitution de l’incendie ?
E. G. En Angleterre, toutes les informations ont été mises sur la place publique. On ne voit pas ça en France. Il existe un site gouvernemental qui reprend toutes les informations sur Grenfell : les vidéos de la BBC, les photos amateurs… tout est renseigné, horodaté. La première phase de notre étude a été de digérer toute la masse énorme de ces données et de les comprendre. On en a tiré un modèle physique de la tour Grenfell, en commençant par une maquette en papier. On a ainsi pu rapporter sur cette maquette la dynamique des flammes à tel endroit et à tel instant, c’est-à-dire les isochrones de propagation des flammes. On a ensuite éliminé toutes les données qu’on ne pouvait pas dater précisément. Puis, on a fait une maquette numérique de la tour et on a effectué des mesures dessus. Tout ça nous a pris six mois. On s’est intéressé à la vitesse de propagation de la flamme sur la façade depuis le premier appartement en feu, à quelle vitesse cela s’était propagé aux autres étages et horizontalement. Mais aussi combien de temps le feu était resté à chaque endroit. Cela nous a procuré une énorme base de données. C’est en partant de cette base de données qu’on a pu mesurer les paramètres physiques de cet incendie et les confronter ensuite au modèle de calcul.
Dans quel logiciel avez-vous fait entrer ces données : un outil propriétaire ?
E. G. Non, l’idée c’était d’utiliser un code public, qui s’appelle FDS (Fire Dynamics Simulator) et qui est très utilisé dans la profession. Le plus important dans notre démarche était que ce code s’appuie sur des données expérimentales provenant des mêmes matériaux que ceux de la tour Grenfell. Il a fallu valider ce code dans ce mode d’utilisation avec des essais à différentes échelles. Après, il y a eu des points particuliers qu’on a investigué avec d’autres logiciels. Par exemple, dans le cas des fenêtres, on a utilisé un autre logiciel plus adapté à la mécanique spécifique de cet élément. Tous nos résultats sont dorénavant dans le domaine public. Donc l’idée c’était de travailler avec des outils partagés, pour pouvoir échanger et que nos travaux puissent être repris et commentés partout dans le monde
« Une fois qu’on a lancé une simulation numérique sur le modèle de la tour, on n’a pas le droit à 50 essais car une simulation c’est… 6 mois de calcul ! »
Éric Guillaume, directeur général d’Efectis France.
Pouvez-vous estimer le degré d’incertitude de vos calculs ?
E. G. Il est faible, son estimation fine est en cours. On a modélisé étape par étape, à de très petites échelles. Jusqu’à modéliser ensuite l’ensemble de la tour, après tout un tas de validations intermédiaires. Car si vous commencez à entrer directement des paramètres physiques dans le modèle de la taille de la tour Grenfell, vous avez peu de chance d’y arriver. Il y a plein d’hypothèses à valider sur une échelle plus petite. Une grosse partie du travail a été méthodologique : il fallait valider étape par étape chaque paramètre physique et chaque paramètre numérique pour être capable de représenter la tour de façon numérique. Car une fois qu’on a lancé une simulation numérique sur le modèle de la tour, on n’a pas le droit à 50 essais. On est obligé d’avoir réduit au maximum le degré de liberté et d’erreur possible car une simulation c’est… 6 mois de calcul !
Quelles sont les principales conclusions de votre étude ?
E. G. La première concerne l’appartement initial. Il y a eu beaucoup de débats pour savoir si c’était le réfrigérateur qui avait mis le feu, afin de déterminer les responsabilités. Ce que l’on démontre, c’est que, quelle que soit l’origine du feu, l’histoire aurait été la même pour peu que le foyer d’origine atteigne quelques centaines de kilowatts et soit proche de la fenêtre. Car dans la vie d’une tour, des feux domestiques, ça peut arriver. L’essentiel est de savoir que sur Grenfell, la probabilité que l’on passe d’un feu domestique à un feu extérieur était extrêmement importante. Le fait que le feu domestique sorte et se propage à l’extérieur, c’était une première défaillance.
Comment le feu a pu sortir à l’extérieur ?
E. G. C’est dû à la faiblesse des fenêtres et des éléments qui la composent : structure, finitions autour de la fenêtre, unité de ventilation des cuisines. Cela a aussi permis l’entrée rapide du feu à différents niveaux. Les fenêtres utilisaient un système de pré-cadres qui n’étaient pas placés au droit de la maçonnerie. Les opérateurs avaient procédé ainsi pour des raisons esthétiques car, avec l’épaisseur d’isolant, les fenêtres installées à leur emplacement d’origine auraient créé un effet tunnel. Maintenant, le principal défaut de ces fenêtres était qu’elles n’étaient pas conçues pour des immeubles de grande hauteur. Le défaut identifié, c’est qu’il est écrit dans le règlement que les façades doivent être résistantes au feu durant 30 minutes. Sauf que, dans le cas de Grenfell, les fenêtres étaient exemptées de cette exigence. C’est une erreur monumentale, car avec un feu de façade, les fenêtres se déforment ou tombent et le feu se propage à l’intérieur. On a aussi entendu que c’étaient les fumées de la façade qui avaient tué les personnes à l’intérieur de la tour. Nous démontrons que les feux de la façade pénètrent rapidement à l’intérieur et enflamment les appartements. On a donc des feux d’appartement, à plusieurs endroits. La quantité de fumée a été générée non seulement par la façade mais aussi par le mobilier intérieur. Néanmoins, il provient principalement du feu des appartements.
« Au final, cette volonté de faire des économies de bout de chandelle par rapport au budget de rénovation initial révèle de colossales erreurs sur la sécurité. »
Éric Guillaume, directeur général d’Efectis France.
Dans votre modèle, si vous remplacez les fenêtres par des modèles plus performants, l’incendie ne rentre pas dans les autres étages ?
E. G. On a effectivement testé cette hypothèse et l’incendie ne rentre pas. On a fait aussi d’autres calculs au niveau des parements, avec trois grades de produit : incombustible (ACM-A2), faiblement combustible (ACM-FR) et le revêtement présent sur Grenfell (ACM-PE). Notre simulation a montré que si on utilisait les deux autres parements, il ne se passait rien non plus. Au final, cette volonté de faire des économies de bout de chandelle par rapport au budget de rénovation initial révèle de colossales erreurs sur la sécurité.
Tout le monde a parlé de l’embrasement extrêmement rapide du revêtement extérieur de la tour…
E. G. On a démontré que le parement extérieur de la façade a été le point clé de la propagation. La vitesse à laquelle le feu se propage sur la tour Grenfell paraît extraordinaire. Mais comparé à une quinzaine de sinistres dans la littérature, qui utilisaient aussi ce produit en façade (ACM-PE), la vitesse est plutôt moyenne. Il y a des cas où le feu progresse encore plus vite.
On a aussi compris que l’isolant avait joué un rôle faible, dans une certaine limite. Il existe des isolants incombustibles et d’autres combustibles. Parmi ces derniers, il y en a qui brûle plus ou moins facilement et plus ou moins énergétiquement. Dans le cas de Grenfell, on montre que la contribution de l’isolant à l’incendie de la façade n’est pas nulle, mais qu’elle est très faible. Donc on a testé qu’en remplaçant l’isolant existant par un isolant incombustible, la propagation aurait été quasiment la même.
Entre l’isolant et le parement, il y avait des « cavity barriers », autrement dit des rupteurs de cavité qui laissent passer l’air en temps normal et qui gonflent en cas d’incendie pour limiter la propagation des flammes par la lame d’air. On montre que ces éléments ont eu un effet et on a pu le mesurer. Il n’a pas été aussi important que l’effet prévu, mais cet effet ralentisseur n’était pas nul. En tous cas, tant que le parement placé devant lui n’était pas totalement détruit par l’incendie et qu’il y avait encore une cavité à obstruer. Ce qui peut donc expliquer pourquoi le feu n’est pas allé aussi vite que d’autres cas semblables cités par la littérature.
La tour Grenfell se résume-t-elle à un concentré d’erreurs ?
E. G. Totalement. En plus, ce n’est pas le mode de construction du bâtiment d’origine qui est en cause : c’est la rénovation. En voulant rénover à pas cher, en faisant de l’esthétique sur un immeuble ancien, beaucoup d’erreurs ont été commises : sur les fenêtres, sur les parements de façade. Il y avait tout un tas de solutions techniques assez simples qui aurait assuré un niveau de sécurité satisfaisant. Après, il y a aussi une défaillance de l’ensemble du système : des autorités de contrôle, de l’architecte… C’est pour ça qu’il ne faut pas réduire Grenfell uniquement à un problème de matériaux. Au final c’est un système global qui a failli. C’est bien sûr une des causes principales à l’origine du sinistre, mais il y a eu des événements très similaires sur des tours comparables. Notamment à The Address à Dubaï, avec le même matériau inadapté en façade, donc dangereux. Ça a été très spectaculaire, le feu est monté jusqu’en haut du bâtiment mais, fort heureusement, les fenêtres étaient mieux faites. Il n’y a pas eu de victimes, le feu n’est pas re-rentré dans l’immeuble. Ça montre bien qu’il y a un certain nombre de barrières de sécurité qui ont défailli à Grenfell.
Avez-vous pu intégrer dans le modèle un quelconque effet de l’intervention des pompiers ?
E. G. On a choisi volontairement de ne pas détailler l’intervention et les effets de l’intervention, qu’il est difficile d’évaluer scientifiquement. Dans le rapport de phase 1 de l’enquête, il faut savoir que les choix effectués par les pompiers pour intervenir sont aussi mis en défaut. Même si l’incendie était hors dimensionnement pour les moyens des pompiers, ils ont fait le mauvais choix tactique : ils auraient dû donner l’ordre d’évacuer beaucoup plus tôt. Certes, c’est facile à dire à froid, deux ans après. Ils ont suivi ce qu’il y a écrit dans leur règle d’intervention. Sauf que cette règle suppose que le feu est cantonné à un endroit et qu’il n’est pas à tous les étages en même temps. Ce que reproche le rapport d’enquête aux pompiers, c’est qu’ils ont eu un autre feu auparavant à Londres, Lakanal House Fire, le 3 juillet 2009. Le feu est sorti du compartiment où il était supposé être. Leur tactique d’intervention avait été mise en défaut, il y avait eu 6 morts. Le juge leur avait dit : votre intervention n’était pas adaptée à un feu multi-compartiment, révisez vos tactiques. Ils n’ont rien fait, et c’est en ça que leur responsabilité est mise en cause. Pour revenir à Grenfell, les conséquences auraient été sûrement sensiblement limitées si, dès que le feu avait atteint plusieurs appartements, la tour avait été évacuée.
Comment expliquez-vous l’ordre de confinement dans un premier temps, puis l’ordre tardif d’évacuation ?
E. G. Il y a probablement une dimension culturelle. Le confinement initial est identique à celui exigé en France pour ce type d’ouvrage. Le changement de stratégie par un ordre d’évacuation peut alors être décidé à tout moment en fonction de la dégradation de la situation. Nous n’étions pas sur le terrain ce soir-là, et nous n’avons pas les fondements juridiques sur lesquels se base l’analyse de Sir Martin Moore-Bick pour évaluer l’ensemble des défaillances de la chaîne, y compris les pompiers et leur commandement. Ils n’étaient pas préparés à ça, les règlements non plus, mais le rapporteur précise que les choix n’ont pas été bons malgré des faits historiques que nous n’avons pas étudiés.
Quelles sont les conséquences réglementaires chez les britanniques ?
E. G. Il y avait des défauts dans le système britannique de sécurité incendie. On a parlé des portes coupe-feu qui n’étaient pas suffisamment performantes, du désenfumage dans la cage d’escalier qui n’était pas efficace. Il y avait plein de points défaillants à Grenfell. Et notamment sur l’aspect réglementaire, car il n’y avait plus vraiment de contrôles. Il n’y avait que des avis sur la performance des produits et systèmes, sans évaluation par essais. Le système était totalement dévoyé, du fait d’une dérive lente année après année. Ils ne s’intéressaient plus à avoir la conformité en termes de performances, ils s’attachaient à avoir les papiers qui disaient que tout était OK. À présent, comme souvent, ils ont sombré dans l’excès inverse : ils veulent tester absolument tout, dans toutes les configurations. Nous avons pris part à l’évaluation des produits et systèmes sur le marché britannique en apportant notre savoir-faire, notre expérience et notre rigueur de laboratoires. Ils sont en train de rattraper de nombreuses années de retard.
Article extrait du n° 561 de Face au Risque : « Après-Grenfell : plein feu sur les façades » (avril 2020).
Bernard Jaguenaud – Rédacteur en chef
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