Grèves, émeutes et mouvements populaires : une réponse ambiguë à un risque chronique

18 décembre 20199 min

Force est de constater qu’en France, le risque posé par les grèves, les émeutes et les mouvements populaires (en argot assurantiel “GEMP”) a fini par faire évoluer en peu de temps son statut : de menace à manifestation intermittente, il est devenu un risque chronique.

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Durant l’année 2019 – et en fin d’année précédente, un samedi parisien a souvent ressemblé à des stations de métro fermées, des rues bloquées et un cortège de manifestants habillés en gilet jaune, laissant derrière lui des dégâts et des blessés.

Depuis trois semaines, les usagers des transports en commun réfléchissent à la manière de contourner les effets d’une grève des transports qui s’annonce sans trêve, comme le suggère les dernières affirmations de la direction de la CGT.

La journée de manifestation du 5 décembre dernier, rassemblant environ 806 000 personnes partout en France selon le ministère de l’Intérieur, a marqué le début d’un nouveau cycle de contestations. Cette fois-ci, c’est le projet de réforme des retraites proposée par le gouvernement qui a déclenché une grève des transports massive tant à Paris que dans le reste de l’Hexagone.

Grèves, émeutes : un risque chronique

Le risque posé par les grèves, les émeutes et les mouvements populaires (en argot assurantiel “GEMP”) est aujourd’hui devenu un risque chronique. Et la tendance n’est guère limitée à la France.

Une telle métamorphose du risque GEMP est aussi constatée par exemple à Hong Kong, où Axa – qui assure la plupart des activités commerciales de cette ville – a signalé une recrudescence conséquente de la souscription de polices couvrant les strikes and riots, homologues anglophones des grèves et des émeutes. De la même manière, les assureurs algériens ressentent le poids de la diffusion de ce risque, qui pourrait mettre à leur charge de lourdes réparations du fait de dommages causés lors des manifestations récentes lorsqu’elles prennent un tournant violent ou qui causent d’importantes pertes d’exploitation.

De l’Amérique latine à l’Asie, en passant par l’Europe, nombreux sont les foyers de mécontentement populaire débouchant sur de la violence qui se multiplient dans le monde. Si les politiciens y voient un effondrement du contrat social et les économistes un ralentissement de la croissance, aux yeux des assureurs, cela pourrait représenter un risque propre à cette époque, dont l’assurabilité dépendra aussi de l’interprétation qui en est faite par les juridictions.

Le régime français : un flou définitionnel

L’article L. 121-8 du code des assurances prévoit que “l’assureur ne répond pas, sauf convention contraire, des pertes et dommages occasionnés soit par la guerre étrangère, soit par la guerre civile, soit par des émeutes ou par des mouvements populaires“.

Cette disposition n’est que supplétive de volonté et non pas impérative : les parties peuvent opter pour l’inclusion de ce risque dans leurs contrats d’assurance, ce qui est, très souvent, le cas. Mais il est difficile, en l’état du droit positif, de discerner les faits qui relèvent de l’émeute ou du mouvement populaire. La qualification juridique des évènements socialement violents est sujette aux aléas de l’appréciation souveraine des juges.

La cour d’appel de Bordeaux, dans le cadre des manifestations de février 1934, exacerbées par la crise économique de l’époque, définissait une émeute comme “un tumulte, parfois séditieux ou insurrectionnel, caractérisé par des bagarres ou des scènes de violences, dirigé contre […] certains organismes représentant l’ordre établi et destiné à la satisfaction de revendications politiques, sociales ou économiques” (CA Bordeaux, 12 février 1934 – Gaz. Pal. 1934.I. p. 589).

Une définition plus récente de l’émeute fait référence aux : “soulèvements populaires accompagnés de violences en réaction à une mesure gouvernementale ou à la situation d’une partie de la population, en vue d’obtenir de l’autorité, la réalisation de revendications économiques, politiques ou sociales“. Une définition qui semble adhérer cette fois-ci à la morphologie des émeutes contemporaines.

A quoi ressemble, en revanche, un mouvement populaire ?

Comme l’énonce la doctrine, un mouvement populaire ressemble plutôt à un “mouvement spontané ou concerté d’une foule désordonnée causant des dommages” (Y. Lambert-Faivre et L. Leveneur, Droit des assurances, précis Dalloz 14e édition 2017, n° 35).

S’il règne la confusion dans les définitions, l’application qui en est faite en pratique dévoile une intention bien plus claire.

On assiste depuis plusieurs années à l’émergence d’une tendance jurisprudentielle de la part des juridictions civiles qui n’hésitent pas à voir des émeutes ou des mouvements populaires dans des contextes qui pourraient manifestement donner lieu à des débats de qualification.

Ainsi, le 17 novembre 2016, la Cour de cassation a condamné un assureur à indemniser les conséquences d’un incendie provoqué par trois jeunes dans l’enceinte d’un lycée situé dans les Pyrénées-Atlantiques. Selon la haute juridiction, la qualification d’émeute ou mouvement populaire ne pouvait pas être écartée en se fondant simplement sur le caractère planifié des actions commises et la cour d’appel de Pau prive sa décision de base légale en jugeant le contraire (Cass, Ch. 2, 17 novembre 2016, n° pourvoi 15-24116).

De la même manière, la jurisprudence accueille avec la plus grande souplesse la notion de mouvement populaire, en lui permettant de cohabiter avec celle d’attentat. C’est ainsi que la première chambre civile de la Cour de cassation a validé la décision d’une cour d’appel qui avait retenu la double qualification d’attentat et de mouvement populaire.

Ici, les dommages résultaient d’actions accomplies par le Front de Libération National de la Corse, la Cour considérant qu’il s’agissait bien d’un “attentat”, au sens de la police litigieuse, mais que cette qualification pouvait être accompagnée de celle de “mouvement populaire”, sans que les deux événements ne se contredisent. C’est ainsi que l’assureur avait été tenu d’indemniser les dommages, la garantie “mouvement populaire” ayant été souscrite (Cass, Ch. civ. 1, 27 octobre 1981 n° 8012895).

Bref, la manifestation de troubles sociaux est appréhendée de façon assez large par les juridictions civiles, lorsqu’elles sont amenées à se prononcer sur des clauses contractuelles de garantie dérogeant à l’article L. 121-8 du code des assurances.

Qu’en pense le juge naturel de l’Etat ?

Issu de la loi Deferre du 7 janvier 1983, l’article L.211-10 du code de la sécurité intérieure prévoit un régime spécial de responsabilité sans faute de l’Etat fondé sur le risque social qui permet d’engager la responsabilité de l’Etat du fait des “dégâts et dommages résultant de crimes et délits commis à force ouverte ou par violence, par des attroupements ou rassemblements armés ou non armés, soit contre les personnes, soit contre les biens”. Ce régime de responsabilité peut être mis en œuvre par toute personne, y compris les assureurs.

En l’absence d’une définition codifiée, la doctrine administrative, quant à elle, utilise la périphrase suivante pour regrouper les deux notions : “groupe de personnes s’étant rassemblées et agissant, d’une certaine façon, ensemble”. Une définition qui laisse aux juges, par son ampleur, une marge d’appréciation aussi conséquente que nébuleuse.

Dans leurs opérations de qualification, les juges prennent en compte de façon très restrictive le nombre de personnes, les lieux et le temps où les agissements se sont déroulés, ainsi que leur caractère prémédité.

Il en résulte que l’attroupement n’est pas qualifié quand les dégradations sont commises “à l’instigation d’une vingtaine d’individus, plusieurs heures après la dispersion de la manifestation” (CE 2 mars 2003, Ministre de l’intérieur, n° 242720).

A l’inverse, dans une décision de 2016, le Conseil d’Etat avait qualifié d’attroupement un groupe organisé, équipé de cocktail-molotov et de battes de baseball et en constante communication pendant le déroulement de l’action aboutissant à la propagation d’un incendie (CE, 30 déc.2016, n°386536, Sté Covea Risks).

En 2011, le Conseil d’Etat avait aussi retenu la qualification d’attroupement relativement à des dégradations commises par une foule de jeunes gens rassemblée à l’occasion des émeutes de Clichy Sous-Bois. Dans la même affaire, l’attroupement n’est pas qualifié au sens de ce régime lorsque la destruction d’un gymnase par l’embrasement d’une voiture bélier se produit suite à des actions “ayant été commises selon des méthodes révélant leur caractère prémédité et organisé” (CE 11 juillet 2011 Société mutuelle d’assurance des collectivités locales, n° 331669).

Émeutes, mouvements populaires : le critère de préméditation

Une jurisprudence administrative plus récente (CE, 28 juin 2018, n° 406478), portant sur des épisodes de violence en Nouvelle-Calédonie, confirme que le critère de la préméditation continue de faire l’objet d’une application aléatoire de la part des juges. En l’espèce, à la suite des violences et des dégradations commises par une foule, les victimes auxquelles ces violences ont porté préjudice se sont retournées contre l’Etat du fait de sa responsabilité sans faute.

Engagée en première instance puis rejetée en appel, le Conseil d’Etat a finalement jugé que cette responsabilité ne peut pas jouer en raison du caractère prémédité des agissements en question. Pourtant, comme dans les affaires précédemment mentionnées, aucun fait probant ne vient corroborer l’élément prémédité relevé par les juges.

Ainsi, si le critère de la préméditation apparaît en théorie facilement identifiable, il est, en vérité, mouvant, et dissimule une logique d’opportunité poursuivie par les juges, qui en font une arme de qualification aussi puissante qu’aléatoire.

Grèves, émeutes, mouvements populaires, attroupements et rassemblements : des mots dont les significations se chevauchent mais dont les effets juridiques qui s’y attachent sont radicalement différents. Malgré l’ambiguïté des définitions, deux tendances émergent de façon plutôt claire.

Devant la multiplication des épisodes de violence sociale, une plus grande clarté serait souhaitable pour mieux comprendre l’implication potentielle de l’Etat et des assureurs.

Emmanuèle Lutfalla, avocate, co-fondatrice et associée du bureau parisien de Signature Litigation

Emmanuèle Lutfalla

Avocate, co-fondatrice et associée du bureau parisien de Signature Litigation. Elle dirige la pratique de contentieux assurance et réassurance.

Giovanni Volpe, Signature Litigation

Giovanni Volpe

Avocat au bureau parisien de Signature Litigation

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