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Lubrizol : autopsie de l’incendie
Le jour qui se lève ce 26 septembre 2019 sur Rouen dévoile un impressionnant panache noir qui roule sous le ciel bas et rase les clochers et les collines encadrant la ville. Depuis plus de cinq heures, toutes les forces du département se battent pour contenir dans ses limites le feu qui fait rage aux établissements Lubrizol.
Il est 2 h 43 le jeudi 26 septembre 2019 lorsque les sapeurs-pompiers reçoivent l’appel d’une entreprise de Rouen (Seine-Maritime) voisine de Lubrizol, qui signale un début d’incendie dans cette direction. Le poste de secours (PCS) de Lubrizol reçoit au même instant une alarme incendie dans la zone de stockage (A5). Le feu est à 250 m environ, immédiatement visible du PCS.
Une première vague d’engins prévus au plan d’intervention est dépêchée sur les lieux. Ils se présentent à l’adresse du premier appel face à un feu déjà extrêmement violent, ponctué d’explosions et d’effets missile de fûts de 200 l.
Très vite, le feu se propage
Vers 3 h, un premier message indique un important feu sur les bâtiments A4 et A5, avec propagation à la façade et à la toiture d’un entrepôt de l’entreprise contiguë. Le fort rayonnement fait distiller camions et façades rue de Madagascar.
Un important stockage de fûts de 200 l, derrière un grillage surmonté de barbelés bordant la rue, est bientôt gagné par les écoulements enflammés provenant des hangars. Plusieurs lances-canons sont établies dans ce secteur.
Le front de feu atteint bientôt la limite de la zone de stockage et menace le flanc du côté est de la zone de production, cœur de l’usine. Un stock de pentasulfure de phosphore peut être menacé et libérer, en cas de feu, de l’hydrogène sulfuré, hautement toxique.
Le tour de la zone de feu représente près de 1 000 m le long desquels il faut relever les points de propagation possibles et les équipements et bâtiments sensibles ou dangereux.
En plusieurs endroits, des écoulements d’hydrocarbures enflammés sont en cours, conduisant bientôt à une généralisation du feu à l’ensemble de la zone de stockage.
Alors que l’usine est mise en arrêt d’urgence, les pompiers du site combattent, aux côtés des secours, ce feu en développement libre. Il faut déjà procéder à un premier repli.
Besoins en eau et en émulseur
Le sinistre va demander des moyens considérables en eau et émulseur. Le réseau d’eau interne de l’usine, qui alimente déjà des systèmes de rideau d’eau, de refroidissement et de sprinklage, ne pourra y pourvoir longtemps.
Dès 3 h 30, des groupes alimentation offrant un débit de 4 000 l par minute chacun sont activés, alors qu’un bouclage de la zone à 300 m est demandé. Quelques dizaines d’habitants, essentiellement implantés au sud du feu, sont évacuées.
La multiplicité des produits stockés dans les entrepôts et les extérieurs, et leur interaction possible, ne permettent pas de mesurer précisément le risque chimique.
Une heure après le début de l’intervention, hormis des actions ponctuelles à la mousse, les efforts se portent sur la protection périphérique.
Bientôt, les secours spécifiques des grands sites industriels du département se joignent aux sapeurs-pompiers avec leurs engins spécialisés et leurs réserves d’émulseur. Ils seront rejoints par des renforts des départements limitrophes et une colonne de la région parisienne.
Le plan d’opération interne (POI) a été déclenché. La propagation hors des limites de l’entreprise laisse présager le déclenchement du PPI (plan particulier d’intervention) qui interviendra un peu plus tard. Le directeur départemental prend le commandement des opérations de secours et rejoint le préfet au centre opérationnel départemental.
Les explosions, incessantes (fûts et bouteilles de gaz des chariots de manutention), provoquent des boules de feu et des effets missile en périphérie et dans la zone de production. Le nuage très dense s’étend déjà sur plusieurs kilomètres vers le nord-est de l’agglomération.
Le périmètre de sécurité est maintenant élargi à 500 m, incluant le pont Flaubert, axe de transit important de l’agglomération.
Quai de France, bordant l’usine au nord, des fumées s’échappent du réseau d’eau pluviale, laissant supposer que des hydrocarbures en feu s’y sont déversés. Une nappe provenant du feu s’écoule contre des entrepôts contigus encore préservés.
Il n’est pas encore 4 h et le dispositif se structure. Au poste de commandement (PC) exploitant, on confirme l’évacuation par l’industriel d’un stock de pentasulfure de phosphore menacé.
La présence d’un stockage d’alcool, constitué d’une dizaine de réservoirs verticaux qui se dressent face au front de feu, doit être refroidi. Se substituant aux moyens fixes, des lances à mousse vont constituer un tapis visant à protéger ces installations sensibles des écoulements enflammés. Les pompiers pensent réalimenter le réseau interne de l’usine avec leurs moyens, mais les vannes de commande sont dans la zone de feu et sa violence impose un second repli. Il est 5 h 30.
Toxicité de l’air
26 points de mesure de toxicité de l’air sont effectués sur le site et à l’extérieur. Le dioxyde de soufre est prioritairement recherché. Il n’en sera pas trouvé. Un « secrétariat » exploitant le résultat des mesures est activé.
La violence du feu est extrême. Les explosions redoublent, des écoulements enflammés menacent les équipes au contact. Un troisième repli est ordonné. Le PC mobile se redéploie à plusieurs centaines de mètres du site, chez Total.
Un premier remorqueur du port de Rouen accoste dans la darse la plus proche. Il délivre 1 400 m3/h, et est rejoint par deux autres en provenance du Havre, en fin de matinée. Il est bientôt 7 h et malgré le ciel bas, le nuage roule au-dessus de l’agglomération rouennaise, filant sur plus de 23 km de long et 6 de large !
Sur décision du préfet, directeur des opérations de secours, 137 établissements scolaires et des ERP (Établissements recevant du public) sont fermés.
Si des actions ponctuelles de protection sont effectuées à l’eau ou à la mousse, seule une attaque massive sera à même de réduire cet incendie qui s’étend sur plus de 2 ha. Le « top mousse » est prévu pour 11 h. Six lances-canons totalisant 19 000 l/min balayent alors la zone. Le gros du panache régresse rapidement. S’il est maîtrisé à 13 h, il est déclaré éteint à 15 h.
Plusieurs bras élévateurs armés de canons de 3 000 l/min réduisent les derniers foyers épars. Vers 17 h 30, le tapis de mousse est reconstitué sur la zone, afin d’éviter les reprises de feu. 93 000 l d’émulseur auront été utilisés.
Trois énormes chantiers restent alors à poursuivre, l’évaluation et le traitement de la pollution atmosphérique, la pollution par les eaux d’extinction hors du site et la décontamination de la zone sinistrée. À l’heure où nous écrivons, la dernière se poursuit pour « plusieurs semaines » selon les autorités préfectorales.
Le départ du feu
La zone de découverte du feu est localisée au niveau d’un stockage extérieur bordant l’entrepôt A4 et l’entrepôt T3 de la société voisine, Normandie Logistique, partenaire de Lubrizol (elle stocke une partie de ses produits). À l’arrivée des secours, l’entrepôt voisin T3 est en cours d’inflammation.
L’entrepôt A5 de Lubrizol est sprinklé. Il est cependant totalement gagné par le feu… En effet, il a été attaqué de l’extérieur par un puissant incendie déjà formé. Il ne s’agit donc plus d’un départ de feu et le sprinkleur n’est pas prévu pour traiter ce type de scénario.
Il a été observé par ailleurs sur d’autres sinistres que le feu provenant de l’extérieur pouvait déclencher simultanément un nombre important de têtes et affaiblir l’effet de frappe localisée du système.
Le sinistre survient dans un département très industrialisé, disposant de moyens publics et privés importants et puissants. Pourtant, la violence, l’étendue et l’évolution du sinistre contraindra les secours à des actions défensives plusieurs heures, tentant de tenir le feu dans ses limites. Ils y parviendront pendant le temps nécessaire à la mise en place du dispositif d’extinction final (15 km de tuyaux établis).
Il ne s’agit pas ici d’un feu d’hydrocarbures survenant dans le bac d’une raffinerie et dont l’extinction est parfaitement calibrée en fonction de sa surface, mais d’un feu libre s’étalant dans un entrepôt, dont l’extinction automatique finit par se démanteler avec l’effondrement du bâtiment. L’épandage de mousse visant à étouffer le feu est alors plus complexe dans la montagne de décombres !
Ce sinistre est particulièrement dangereux pour les personnels de secours par son rayonnement puissant, son front de flammes mouvant et les possibles effets missiles des fûts projetés.
Un feu dangereux
Le sinistre est dangereux à plusieurs titres. Son front de flammes est mouvant, risquant d’avaler hommes et engins à tout instant. Les personnels sont soumis à de possibles effets missiles des fûts projetés et au rayonnement. De plus, la nature des produits en feu, selon la zone, est encore imprécise, à l’exception de celle des plus dangereux localisés et évacués rapidement par l’entreprise.
La zone de stockage d’alcools, bordant le brasier et protégée dès le début du sinistre, est sauvée. C’était un point possible de passage du feu dans l’unité de fabrication, entraînant alors un incendie autrement plus destructeur.
Les substances chimiques
Au total, 5 253 t de produits ont été détruites chez Lubrizol. Si 9 050 t étaient présentes dans les trois entrepôts contigus de Normandie Logistique, 4 252 t ont brûlé. Cette société a été en mesure de quantifier les matières brûlées seulement 18 jours après l’incendie. 1 691 t appartenaient à Lubrizol (plus de 400 t de gomme arabique en sacs, du gazole non routier, des goudrons, de la bauxite…). Les entrepôts de Normandie Logistique ont tous été atteints par l’incendie, dont un totalement détruit.
Par son niveau de destructions et la quantité de produits en cause, l’impact environnemental est très important et le chantier de dépollution immense.
Pollution environnementale
160 fûts susceptibles de libérer de l’hydrogène sulfuré sont traités selon une technique particulière. Une enceinte étanche en dépression de 1 375 m², encadrée de brumisateurs pour neutraliser les molécules odorantes, est reliée au dispositif de l’usine permettant d’éliminer sulfure d’hydrogène et mercaptan. Par ailleurs, des norias de camions-citernes pompent la nappe d’hydrocarbures retenue dans la zone sous rétention et au-delà. On doit y ajouter les réseaux d’eau pluviale, contaminés eux aussi au niveau du site.
Les écoulements en Seine se sont heureusement localisés au niveau de la darse la plus proche, exempte de courants et facile à isoler par des barrages flottants. 90 m³ d’hydrocarbures y sont pompés.
Dès le début du sinistre, un réseau de mesures, ciblant le dioxyde d’azote, le dioxyde de soufre, le monoxyde de carbone, l’hydrogène sulfuré a été activé par les secours. Bientôt, ce sont trois cellules mobiles d’intervention chimique (CMIC) des Sdis 76 et 27, un véhicule de détection, d’identification et de prélèvement (VDIP) de l’Unité d’instruction et d’intervention de la sécurité civile (UIISC) de Nogent-le-Rotrou et le spectromètre de masse du Laboratoire central de la préfecture de police acheminé par hélicoptère Dragon 75 qui sont engagés sur le site et plus loin sous le panache.
Enfin, des bombonnes de 5 l chacune dans lesquelles l’air est aspiré sont disposées sur le site, puis à 1 km, 4,5 km et 8 km dans l’axe du panache. Leur contenu est passé au spectromètre, n’indiquant pas de résultats significatifs.
Conjointement, des organismes publics ou des indépendants locaux procèdent à des prélèvements à partir de leurs réseaux de mesure habituels. Aucun de ces moyens ne met en évidence une dangerosité particulière. Toutefois, une odeur nauséabonde entraînant des irritations et des nausées persistera plusieurs jours, voire semaines dans l’agglomération, entretenant un climat « anxiogène ».
Le vent souffle au moment du feu sensiblement dans son axe dominant ouest/nord-est, portant le panache au-dessus d’une partie de l’agglomération. Celui-ci évolue entre 200 et 400 m d’altitude, mais certaines collines urbanisées encadrant la ville atteignent 120 m. Le ciel bas, puis la pluie vont précipiter les retombées au sol. Le feu bénéficie pourtant d’un très fort tirage périphérique qui, par temps clair, aurait verticalisé le panache et atténué la pollution sur l’agglomération.
1 800 exploitations agricoles ont été impactées par les mesures préfectorales prises dès le jour de l’incendie, dont 55 en Seine-Maritime. Lait, oeufs, miel, production végétale non récoltées avant le 26 septembre ne peuvent être commercialisées.
Des traces des suies issues de l’incendie ont été décelées jusqu’à… 200 km, dans l’Aisne.
187 contrôles de produits agricoles ont été effectués en Normandie et dans les Hauts-de-France. Leurs résultats ne sont pas encore connus à l’heure où nous écrivons.
Liens étroits avec les sapeurs-pompiers
Depuis 2013 le Sdis 76 et Lubrizol avaient instauré une forme de partenariat. En cas de POI signalé, les pompiers proposaient un échelon de reconnaissance et d’évaluation composés de trois officiers dont un spécialiste risque chimique à disposition de l’entreprise pour étudier l’incident.
De nombreux agents de sécurité de Lubrizol étaient sapeurs-pompiers volontaires, le PCS était équipé à l’image du PC mobile des pompiers, et la structure de commandement Lubrizol/pompiers, bien structurée, fonctionnait bien. Ce travail en amont, connaissance des lieux, du risque et des interlocuteurs, a permis au moment du feu d’éviter une catastrophe encore plus grave.
Par son niveau de destructions, la quantité de produits en cause et l’impact environnemental, cet incendie peut aller rejoindre ceux que nous avons déjà relatés (lire la rubrique « les précédents » ci-dessous) : feu du port Edouard Herriot à Lyon, feu de hangar d’engrais à Nantes (dont le panache avait atteint l’Angleterre), feu de la raffinerie de La Mède, explosion de dépôt d’artifices en Hollande, AZF, grand feu de dépôt pétrolier près de Londres…
Si celui de Lubrizol n’a miraculeusement pas fait de victimes, 239 passages aux urgences en rapport avec le sinistre avaient été recensés au 7 octobre, et 9 personnes momentanément hospitalisées.
Des entreprises à l’arrêt
Au 5 octobre, 60 employés de Lubrizol étaient sur site pour la maintenance en sécurité des installations et la gestion de la situation. Le reste était relocalisé sur le site du Havre.
Normandie Logistique est à l’arrêt, ses trois entrepôts étant impactés par le feu. Enfin trois autres entreprises voisines sont arrêtées durant les opérations de décontamination du site.
La dernière inspection des services de l’État remontait au 6 septembre 2019, soit quelques jours avant le sinistre. Par ailleurs, dans la fiche d’information Seveso du 5 juillet 2017 était noté : « Le risque d’accident pouvant entraîner un incendie sur les installations est relativement faible (fréquence évaluée au maximum à 1 fois tous les 10 000 ans). Cette fréquence est d’autant plus réduite pour les scénarios susceptibles de générer des effets à l’extérieur du site. »
Un groupe d’experts était arrivé à la même conclusion lors de sa visite du tunnel sous la Manche, avant son ouverture, quelques mois avant qu’il ne connaisse sont premier gros sinistre !
L’expression tant galvaudée « du risque zéro n’existe pas » s’applique humblement ici.
René Dosne
Lieutenant-colonel (rc), créateur du croquis opérationnel à la Brigade des sapeurs-pompiers de Paris
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