Comment mesurer la rentabilité des mesures de prévention contre les risques d’incendie ?
Dans tous les projets d’aujourd’hui, que ce soit de création, d’extension ou de réhabilitation, l’intégration des travaux et coûts relatifs aux mesures de prévention contre les risques d’incendie et de panique sont souvent perçus comme des postes de dépenses à fonds perdus.
Ils relèvent bien entendu d’obligations réglementaires, issues de l’histoire et de l’expérience tirées des sinistres passés, qui ne sont pas remises en question.
Ne serait-il cependant pas intéressant de les envisager sous un autre angle et pouvoir les valoriser ? Les appréhender comme des mesures « rentables » ? Les entrevoir comme un gain ?
C’est ce que le Sdis du Tarn a essayé de faire au travers de l’étude d’une intervention de lutte contre un incendie dans un bâtiment d’habitation collective.
Événement
Le samedi 21 février 2015, le centre de traitement de l’alerte (CTA) est saisi à 03H36 de nombreux appels pour un feu d’habitation. Il s’agit en fait d’un feu d’appartement au 3e étage d’un bâtiment d’habitation collective R+4.
Les secours doivent faire face, en plus de l’extinction de l’incendie, à des personnes se manifestant aux fenêtres et balcons des différents appartements, les fumées et gaz chauds s’étant propagés dans l’ensemble du bâtiment par les couloirs et cages d’escaliers, puis vers les autres logements dont les occupants avaient ouvert les portes.
Cette opération a nécessité l’intervention de plus de 40 sapeurs-pompiers. Une dizaine de personnes a été évacuée en façades par les échelles aériennes et à mains. Au total, plus de 30 personnes ont été secourues, dont 5 blessées évacuées sur l’hôpital.
Description du bâtiment
Il s’agit d’un bâtiment à rez-de-chaussée partiel, surplombé de 4 étages de forme rectangulaire d’une emprise au sol d’environ 700 m² (50X14) et d’une aile sur 2 niveaux de 140 m² chacun. Il comprend également une cour intérieure accessible par un porche uniquement aux véhicules légers.
Un parc de stationnement sur 1200 m² environ est situé sous le bâtiment et la cour, avec accès en pignon. Le bâtiment comprend une centaine de logements (studios), qui sont distribués à chaque niveau par une circulation centrale desservie par 2 escaliers à ses extrémités.
Modélisation du bâtiment et du sinistre
Pour une bonne compréhension des effets de l’incendie, et en l’absence de plans informatisés, il a été nécessaire de modéliser le bâtiment pour en appréhender ses trois dimensions, extérieures et intérieures.
L’origine de l’incendie est un appartement au 3e étage. L’occupant ayant fui son logement en laissant la porte ouverte, le feu s’est ensuite propagé rapidement sur une grosse moitié du bâtiment.
Comme le montrent malheureusement les circonstances et conséquences du sinistre, le fait qu’aucun recoupement n’existe dans ce bâtiment a permis, en très peu de temps aux fumées et gaz chauds produits de se propager sur l’ensemble du 3e étage puis du 4e étage par les couloirs et trémies d’escaliers.
Ainsi, les occupants des logements concernés n’ayant pas évacué immédiatement se sont retrouvés dans l’impossibilité d’emprunter ces cheminements, nécessitant des sauvetages par l’extérieur.
L’absence de dispositifs de désenfumage, que ce soit dans les couloirs ou escaliers, n’a pas permis l’évacuation des fumées dans le bâtiment, rendant l’intervention et la progression des secours beaucoup plus difficile pour assurer l’acheminement de l’eau, trouver l’origine et attaquer le sinistre.
Impacts du sinistre et coûts de réhabilitation
Pendant deux ans, l’immeuble a été impropre à son utilisation sur les deux derniers étages. 52 logements sont restés inoccupés. Fin 2017, l’obtention des décomptes et récapitulatifs généraux des travaux nous ont permis de dégager les différents postes de dépenses (ci-dessous) auxquels ont été ajoutés, au coût financier de l’incendie, les loyers non perçus des logements sinistrés pour lesquels les assurances ont dû pallier les versements.
Analyse réglementaire sur la prévention incendie
Après avoir alerté l’autorité municipale sur cet événement (au titre des pouvoirs de police spéciale sur la sécurité des habitations collectives), le groupement prévention a pu se mettre en rapport avec la maîtrise d’œuvre chargée de la réhabilitation du bâtiment courant 2015.
Des recherches aux archives municipales ont permis d’exhumer le permis de construire, accordé le 27 mars 1973. Le bâtiment relevait donc de l’arrêté du 10 septembre 1970 relatif à la protection des bâtiments d’habitation contre l’incendie et plus particulièrement de ceux classés en 3e famille.
Compte tenu de sa hauteur, de son étendue et de son accessibilité, ce bâtiment devait disposer d’escaliers encloisonnés et désenfumés et de circulations recoupées par des parois et des portes résistantes au feu (articles 3, 5, 15 et 17). Par ailleurs, les circulations devaient pouvoir être ventilées par des ouvrants (article 16).
Ces dispositions, bien que prévues en partie sur les plans du permis de construire, n’ont jamais été réalisées. Comme le montre le plan ci-dessous, l’architecture et la conception du bâtiment ne les ont pas intégré.
Coût de la mise en sécurité du bâtiment
L’alerte du maire, puis la prise de contact précoce réalisée avec l’architecte chargé des travaux à l’appui de cette analyse, ont permis d’intégrer – en sus du programme initial supporté par les assurances – une mise en sécurité du bâtiment. Celle-ci a été prise en charge par le syndic de copropriété.
Ainsi, les deux escaliers ont été encloisonnés et désenfumés. La circulation recoupée à tous les niveaux. Et l’ensemble doté d’un éclairage de sécurité. Un dôme d’éclairage zénithal, présent dans la circulation du dernier étage, a également été transformé en exutoire. Le coût total des travaux de sécurité incendie s’élevait ainsi à 41 541 euros toutes charges comprises.
Reconstitution de l’événement avec un bâtiment mis en sécurité
Les missions de recherche des causes et circonstances d’incendie permettent aujourd’hui de mettre en pratique des techniques d’identification de l’origine des sinistres. Le sapeur-pompier investigateur analyse les traces extérieures et intérieures laissées par le feu, ses modes de propagation, arrête des scénarios et hypothèses possibles, détermine les sources potentielles, etc.
Sur la base de cette discipline et de l’expérience opérationnelle, des connaissances dans le domaine de la prévention contre les risques d’incendie et de panique, on peut donc établir un scénario très probable du développement de ce sinistre… Si celui-ci avait lieu aujourd’hui dans un bâtiment mis en sécurité.
On constate que les fumées et gaz chauds, au-delà de l’appartement resté ouvert, seraient cantonnés à la moitié de la circulation du 3e étage. En effet, le recoupement du couloir d’une part et l’encloisonnement des deux escaliers d’autre part n’auraient jamais permis une propagation plus importante de l’incendie.
Cette affirmation peut être renforcée par le fait que l’intervention des secours en est largement facilitée face à un sinistre de moindre ampleur à leur arrivée, et que l’extinction, comme les missions de reconnaissance et de sauvetage, se trouvent également plus rapides à réaliser, réduisant d’autant plus sa propagation.
Nouvelle estimation financière des dégâts
Au regard de ce scénario et du bilan financier de la réhabilitation, on peut évaluer le coût du sinistre si celui-ci avait lieu dans un bâtiment en conformité avec la réglementation. Les estimations ci-dessous ont été faîtes :
– au prorata des parties touchées lorsqu’il s’agissait de dépenses globales ou de parties collectives,
– au réel lorsqu’elles se rapportaient à chaque appartement sinistré,
– avec un report total lorsqu’il s’agissait de dégâts exclusifs du feu originel,
– avec une perte de loyers ramenée à 13 logements et une durée de travaux revue à 1 an.
Conclusion
En France en 2017 (1), quand 6 839 feux dans des établissements recevant du public (ERP) faisaient 5 décédés (66 personnes blessés graves et 1 139 blessés légers). Les bâtiments d’habitation totalisaient 70 000 sinistres, occasionnant 217 décédés (891 blessés graves et 9 435 blessés légers). Le chiffre des décès est par ailleurs estimé à plus de 600 par an si l’on intègre ceux survenant dans les 48 heures.
Le contrôle obligatoire, a priori sur plans puis a posteriori en visite, exercé par les commissions de sécurité sur les ERP explique sûrement en partie ces écarts et prouve l’efficacité et l’intérêt des mesures de prévention contre l’incendie et la panique portées par les sapeurs-pompiers.
S’il y a quelques années, les services « prévention » des Sdis se prononçaient régulièrement sur la conformité des habitations à l’arrêté du 31 janvier 1986 – relatif à leur protection contre l’incendie – ce n’est plus le cas aujourd’hui.
En effet, un décret de 2007 (2) a, d’une part, supprimé l’obligation pour les pétitionnaires de fournir les plans d’intérieur. Et il a été rappelé, d’autre part, aux Sdis qu’ils n’avaient pas à veiller à l’application de ces règles en cas de consultation d’urbanisme (3).
Une rentabilité de 1 700 % pour 41 541 euros investis dans la prévention incendie
Dans le cas présent, l’investissement de 41 541 euros dans les mesures de prévention aurait permis de sauver 693 000 € de dégâts. Soit une rentabilité de près de 1 700 % en cas de sinistre. Cette approche, et la démonstration faite sur ce cas concret, permettent singulièrement d’afficher les dépenses liées à la prévention comme une valeur ajoutée aux constructions et donc un gain, les données assurances estimant le coût annuel des incendies domestiques à environ 1,3 milliard d’euros.
Fort heureusement, ce sinistre n’a pas occasionné de décès. Cela malgré le nombre important de personnes piégées et qui ont été évacuées par l’extérieur par les secours. Mais on peut, là aussi, estimer que ces mesures auraient réduit significativement l’occurrence de victimes (75 % sur ce scénario où le sinistre est limité à 1/4 de l’initial). Le coût d’une vie humaine ayant été évalué à 3 millions d’euros (4), l’enjeu en est d’autant plus fort.
Pour finir, si on évaluait le coût du sinistre limité au seul appartement à l’origine de l’incendie, on avoisinerait les 60 000 euros de dégâts. Il aurait fallu pour cela un dispositif maintenant la porte de ce local fermée. Malheureusement, le recours au ferme-porte constitue un obstacle à l’usage et l’accès quotidien du logement par ses occupants et il a de fortes chances d’être à court terme détérioré ou démonté.
Cependant, on sait – depuis peu – installer des ferme-portes qui n’offrent aucune résistance et gène à la manœuvre des portes en temps normal… Et ne s’activent que sur détection incendie. On répondrait alors à la problématique, en le couplant à un détecteur autonome déclencheur. Pour moins de 1 000 € (5), on aurait alors sauvé 920 000 € ! Plus que jamais le vieil adage trouve ici tout son sens… « Mieux vaut prévenir que guérir ».
(1) Statistiques DGSCGC (Direction générale de la sécurité civile et de la gestion des crises) 2018.
(2) Ordonnance n° 2005-1527 du 8 décembre 2005 et décret d’application n° 2007-18 du 5 janvier 2007 visant à simplifier les démarches d’urbanisme.
(3) Note d’information DGSCGC (Direction générale de la sécurité civile et de la gestion des crises) 24/06/2015.
(4) Rapport commissariat à la stratégie et à la prospective – premier ministre – 2013 «Eléments de révision sur la valeur de la vie humaine.
(5) Estimation haute du coût d’une installation « ferme porte débrayable asservi à un DAD » aujourd’hui non commercialisée, qui constituerait également une alternative aux difficultés d’encloisonnement des escaliers lorsque les logements donnent directement dans les cages.
Rodolf Herreboudt
Le commandant Rodolf Herreboudt a débuté sa carrière au Sdis 60 comme sapeur pompier volontaire en 1989. Lieutenant professionnel en 1994, il rejoint le Sdis du Tarn en 1999.
Il dirige depuis 2013 le groupement « prévention » qui pilote l’activité des commissions de sécurité relatives aux établissements recevant du public (ERP) et est amené également à se prononcer sur la sécurité incendie des bâtiments d’habitations.
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