L’incendie de la tour Grenfell de Londres
Quatre-vingts morts recensés un mois après le drame, autant de blessés. C’est à mesure que les pompiers londoniens investissent les étages aux murs encore brûlants que s’affiche, au fil des jours, l’incroyable bilan. Cet incendie est le plus meurtrier qui soit survenu en Europe en temps de paix dans un IGH d’habitation.
Mercredi 14 juin 2017. Il est 0 h 54 lorsque les pompiers reçoivent le premier appel pour feu d’appartement au 4e étage de la Grenfell tower. Il est suivi d’un très grand nombre d’appels.
Le premier engin-pompe se présente 6 minutes plus tard et se trouve confronté d’emblée à une situation complexe. Le feu ravage un appartement d’angle de 75,5 m² dont les 5 fenêtres s’embrasent progressivement. D’autres engins se présentent sur les lieux, dont une première échelle pivotante automatique de 30 m arrivée 24 minutes après, alors que la police établit un périmètre de sécurité.
Des vagues de résidents parviennent dans le hall d’entrée, débouchant de l’unique escalier d’un peu plus d’un mètre de large, les consignes de sécurité proscrivant l’utilisation des ascenseurs. Les flammes se développent rapidement en façade au-dessus du 4e étage, les plaques isolantes se détachent en brûlant. Un front de flammes atteint en quelques dizaines de minutes le sommet de l’édifice, éclairant rues et îlots environnants soumis à une pluie de débris incandescents.
L’escalier ne dispose pas d’un désenfumage mécanique et il devient de plus en plus difficile aux occupants, dont de nombreux enfants, d’y progresser.
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Les habitants pris au piège
Les locataires des étages supérieurs au feu ouvrent leur porte et, devant l’écran de fumée qui remplit déjà les circulations, appliquent les consignes que les services de secours leur prodiguent par téléphone : « Restez chez vous, calfeutrez votre porte, nous progressons… »
Mais comment progresser avec du matériel d’extinction à contre-courant d’un flot de personnes affolées qui grossit à mesure que le feu de façade s’élève ?
Peu avant 2 h, après la façade est, le feu s’attaque à la façade nord qu’il va traverser en une vingtaine de minutes !
Des immeubles situés près de la base de la tour et soumis à une pluie de débris enflammée sont évacués. À différents endroits, des silhouettes se manifestent derrière les fenêtres, agitant chiffons ou torches électriques.
Depuis la rue, les riverains les exhortent à évacuer, mais lorsqu’ils ouvrent leur porte les résidents se heurtent à un écran de fumée. Certains seront rejoints et extraits par les pompiers, d’autres pas. Il n’est pas 3 h. Au feu de matériaux de façade parvenant au bout de la façade nord se substituent des lueurs bien plus inquiétantes… Des feux d’appartement sont en train de se développer à tous les niveaux, phénomène peu habituel dans ce type de sinistre.
Deux cents pompiers tentent l’impossible
Outre une attaque par l’intérieur qui tente de se structurer, un bras-élévateur articulé (BEA) puis des lances grande puissance ou lances-canons prennent position sur chacune des faces. Car ce qui s’est produit entre les faces est et nord s’amorce maintenant avec la façade ouest.
Il est 3 h. À nouveau, un long front de flammes barre la haute façade sur ses 24 étages, suivi d’une multitude de rectangles orangés signant des feux d’appartements naissants. Depuis plusieurs heures maintenant, l’unique circulation verticale n’est plus praticable sans protection respiratoire. Un effet de four s’installe dans cet environnement de béton.
Le jour se lève. Il est à peine 4 h. Durant plus de 45 minutes, la façade ouest va disparaître derrière un écran de flammes courant sur une quinzaine d’étages. Même si l’on disposait de moyens aériens exceptionnels, l’approche de la façade serait impossible !
Dehors, les lances-canons balayent inlassablement les façades, laissant une dizaine d’étages hors de portée. La façade sud subira le même sort, son tiers inférieur étant relativement préservé par l’effet de torsade des flammes enveloppant les quatre faces, hormis des descentes de feu dans les coffrages enrobant les poteaux.
Au plus fort du sinistre, 200 pompiers et 40 engins-pompes, ajoutés de 14 engins spéciaux, vont tout tenter pour progresser vers les étages supérieurs.
À 5 h, plus de hautes flammes mais un écran de fumée épais faisant par instants disparaître totalement la tour. Ici et là, toute la journée, des feux d’appartements vont sporadiquement éclairer les façades, les incendies des 10 derniers étages se développant sans entrave. 8 engins-pompes et 60 pompiers sont encore engagés.
Le feu, enfin sous contrôle à 1 h 14 le 15, soit H + 24, des ingénieurs bâtiments contrôlent les structures puis les équipes de sauvetage/ déblaiement les consolident, pour permettre la progression vers les étages supérieurs où la majorité des victimes risquent d’être concentrées.
À deux reprises, la tour est évacuée devant les craintes d’effondrement. Mais la progression des pompiers et des policiers, aidés de chiens va reprendre. Nous sommes le 19 juillet, quatre jours après l’incendie. 15 tonnes de décombres sont tamisées manuellement afin de permettre l’identification des restes ainsi collectés.
Selon les responsables de la Police et de la London Fire Brigade, les investigations pourraient durer jusqu’à la fin de l’année.
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Un incendie en trois phases
Ce drame fait l’objet de deux enquêtes, administrative et judiciaire. En effet, de nombreux manquements apparaissent à l’examen du dossier de réhabilitation, dans le choix des matériaux employés et leur classement au feu, dans la qualité des contrôles effectués par les organismes publics, dans la légèreté de la prise en compte des nombreuses mises en garde sur la sécurité incendie du bâtiment par les résidents, prédisant une catastrophe majeure depuis 2015.
C’est un incendie en trois phases : feu d’appartement, feu de revêtement de façade, feu généralisé aux différents niveaux.
L’incendie d’un réfrigérateur est à l’origine d’un feu d’appartement qui va entraîner le premier appel à 0 h 54. L’appartement qui ouvre sur les façades est et nord s’embrase. Mais, alors que le feu paraît en voie d’extinction, le revêtement de la façade s’enflamme à son tour.
La façade, réhabilitée en 2015 – 2016, est isolée par une couche de 150 mm d’isolant (polyisocyanurate – PIR) classe 0[1] recouverte de panneaux sandwich (alu/polyéthylène/ alu) dont les essais à partir d’échantillons prélevés au feu les montrent très inflammables. L’ensemble est fixé à l’ancienne façade de béton par une structure métallique. Les baies, en PVC sur armatures métalliques, ont elles aussi été remplacées.
Mais la continuité combustible sur 24 étages est surtout assurée par l’enrobage, avec les mêmes matériaux, des 14 poteaux
structurant l’édifice. Les vides d’air existant permettent aux gaz chauds et aux flammes de monter et aux débris enflammés de chuter, allumant des foyers secondaires des étages plus bas.
Un seul escalier, très étroit
Mais, si la majorité des grands feux de façades survenus aux Émirats, en Chine, en Russie et ailleurs sont restés en façade, ici, les baies ont été avancées au droit de l’isolation de façade, offrant des zones de « fuites » permettant au feu d’entrer dans les appartements, et cela de façon quasi systématique (voir le dessin ci-dessus). D’un superficiel et souvent assez bref feu de façades, on bascule à Londres sur un feu d’IGH en profondeur.
Cette situation hors normes confronte les pompiers à une situation complexe.
Si les sauvetages restent la priorité, encore faut-il disposer des moyens intrinsèques à la tour permettant de les réaliser. Et il n’y en a pas. Pas d’ascenseur prioritaire. Pas de colonnes humides. Pas de désenfumage. Et un unique escalier étroit, 1,05 m de large, pour évacuer plus de 400 occupants. Impossible d’établir des tuyaux sans entraver le flux d’évacuation en l’absence de jour central dans l’escalier, etc.
Les secours parviennent dans ces conditions dégradées à effectuer 65 sauvetages.
Même si l’on avait disposé de moyens de sauvetage de 80 ou 100 m, tels qu’on en trouve dans certaines capitales, la présence du feu de façade n’aurait pas permis de procéder à des sauvetages.
À la London Fire Brigade, l’envoi d’une échelle de 30 m n’est pas systématiquement intégré au départ pour feu. La majorité des engins-pompes possèdent une échelle de sauvetage à 3 plans d’une quinzaine de mètres. Toutefois, la brigade vient de modifier ses procédures et intégrera une échelle de 30 m au premier détachement pour feu.
L’attaque par l’intérieur est complexe, le feu devant être maîtrisé à chaque étage avant de progresser vers le suivant… L’escalier représentant le seul axe de progression vertical, il serait saturé au-delà de trois ou quatre lignes de tuyaux, ce qui représente un potentiel hydraulique limité au regard des près de 10 000 m² de plancher en feu.
Là encore, une technique de substitution consistant à établir un tuyau de gros diamètre rampant le long de la façade ne pourrait être appliquée, en raison des virulents feux d’isolants.
Enfin, la chute de matériaux représente une donnée souvent sous-estimée sur feu d’IGH. Et pourtant, elle oblige à établir de vastes périmètres de sécurité, à reculer les engins, ne permettant pas aux moyens aériens d’optimiser leur hauteur maxi, et endommagent les tuyaux. Des dispositifs de protection, élaborés (cornières) ou de fortune (bâches pliées et mouillées) doivent les protéger.
On a vu à Londres des policiers casqués protéger la progression des pompiers avec leur bouclier. La pluie de matériaux légers en feu emportés par le vent peut justifier la constitution de patrouilles d’engins dans le quartier pour détecter les débuts de feux de toitures (lire l’incendie de Dubaï, Face au Risque n°521, mars 2016).
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Des consignes de sécurité bravées par certains occupants
Le comportement des occupants est à l’image du niveau d’insécurité de l’immeuble. Comme il est d’usage, les consignes affichées leur enjoignent de quitter leur appartement en refermant la porte si un incendie y éclate, et de descendre sans emprunter les ascenseurs. À l’inverse, si un feu éclate hors de leur appartement, de s’y confiner en attendant les secours…
Il semble que ceux qui aient eu la vie sauve sont ceux qui ont bravé l’interdiction de sortir dès les premiers instants, au risque d’être asphyxiés par la fumée à mesure qu’ils descendaient.
Ceux des étages élevés ont eu une perception de la gravité du sinistre sans doute plus tardive, réduisant leurs chances. Car dans les appartements, point de salut dans la mesure où les flammes du feu de façade entrent par les fenêtres ! Le piège se referme alors.
Les occupants piégés dans les étages supérieurs sont pour certains longtemps en ligne avec les services de secours, qui dans un premier temps leur demandent de se confiner en attendant d’être rejoints. Mais les étages s’embrasant les uns après les autres, les pompiers, malgré leur opiniâtreté, ne les atteignent que trop tardivement. Faute de s’appuyer sur des dispositions préventives, leur mission était impossible. Le cas, médiatisé de ce jeune couple d’architectes italiens est éloquent : ils conversent avec leur famille de 2 h à 4 h avant de périr, aucune issue extérieure ou intérieure n’étant possible. Enfin, une quarantaine d’occupants, refluant des niveaux inférieurs, auraient perdu la vie en se réfugiant dans un appartement des derniers étages.
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Tirer les enseignements
Cet incendie agira sans doute comme un électrochoc auprès des fabricants, prescripteurs, législateurs de nombreux pays, ce matériau esthétique, léger, facile à mettre en œuvre emballant des dizaines de milliers d’immeubles sur la planète.
Il y aura un avant et un après Grenfell, tout au moins au Royaume-Uni où les conséquences du sinistre prennent une dimension communale et politique, dans la mesure où les riverains s’étaient rassemblés en un collectif pour dénoncer, dès 2015, le piètre niveau de sécurité incendie de la tour, et où des économies semblent avoir été faites sur le choix des panneaux.
Arrêt de la production du matériau, démission de dirigeants industriels et municipaux, audit des immeubles « dangereux » en Angleterre, et même évacuation en urgence de trois immeubles en une nuit se sont enchaînés, tandis qu’un élan de solidarité se manifeste auprès des survivants.
À la fin de « La Tour infernale » film catastrophe aux multiples oscars, l’architecte (joué par Paul Newman) lève les yeux vers la haute carcasse fumante du gratte-ciel et dit « Peut-être qu’on devrait la laisser comme ça, sorte de monument dédié à la bêtise humaine ». Steve McQueen, le chef des pompiers, s’approche alors et lui répond : « Moi, je continuerai à bouffer de la fumée et à sortir des cadavres, jusqu’à ce que l’un de vous nous demande… comment les construire ! » C’était en 1974.
[1] La norme britannique « class 0 » n’impose pas de recourir à des matières non inflammables et a été définie selon des expériences réalisées uniquement en laboratoire, selon le Daily Telegraph. Des normes plus exigeantes, imposant l’usage de matériaux pouvant résister aux flammes pendant au moins une heure, ont été abrogées en 1986 au Royaume-Uni.
René Dosne
Lieutenant-colonel (rc), créateur du croquis opérationnel à la Brigade des sapeurs-pompiers de Paris
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