Feu d’archives à Lausanne

1 mars 201011 min

Appelés pour un feu d’archives en sous-sol, les secours n’enverront le message « feu éteint » qu’après… 18 jours d’une lutte totalement atypique contre un feu qui ne l’était pas moins.

Ceci est une légende Alt

Ce 24 septembre 2009 à 15 h 49, les pompiers de Lausanne partent pour « Alarme automatique déclenchée » (type d’alerte se soldant par 6 % d’alarmes justifiées), au 2e sous-sol d’un bâtiment occupé par une entreprise stockant des archives. Moins de cinq minutes après l’alerte, le premier engin est sur les lieux. Deux lances sont établies au bas de l’escalier le plus proche de la zone de départ supposée.

Très rapidement, la chaleur et la fumée rendent les conditions d’attaque très pénibles et les pompiers ne peuvent que difficilement progresser au 2e sous-sol, dans les étroits couloirs formés par les armoires métalliques. Des renforts sont demandés et la lutte se poursuit à partir de trois des quatre escaliers où des lances sont établies. La fumée, qui s’intensifie, s’échappe par la rampe d’accès véhicules et les trémies d’escaliers. Toutes les baies du dernier étage sont ouvertes pour éviter son enfumage et son embrasement par accumulation de gaz chauds.

Dessin RD FI n° 461 01 - Crédit: René Dosne

Les compactus (armoires mobiles sur rails), qui forment un labyrinthe, s’élèvent presque jusqu’au plafond, brisant les jets des lances qui ne peuvent atteindre le foyer. Inexorablement, le feu gagne les 4 600 m² non compartimentés.

Bientôt, les deux escaliers les plus proches deviennent inaccessibles en raison de la chaleur. Le 1er sous-sol, un parking (45 véhicules présents), s’enfume à son tour et la propagation du feu à ce niveau va devenir très difficile à contrôler.

Dessin RD FI n° 461 02 - Crédit: René Dosne

Stratégie peu ordinaire

Au soir du premier jour, des ventilateurs grand débit très puissants, dont certains venus de Genève, tentent, à partir de deux escaliers, de créer un sens de tirage propre à refroidir le volume et extraire les fumées. Les 15 000 m³ du 2e sous-sol, surchauffés, restent insensibles à la manœuvre…

On tente alors un remplissage à la mousse. Trois générateurs déversent des milliers de m³ au bas de trois escaliers avant que l’on se rende à l’évidence : la mousse est détruite par la chaleur trop intense et ne peut s’étaler, entravée par l’enchevêtrement des armoires…

Les pompiers s’aperçoivent progressivement qu’ils ont affaire à un sinistre qui ne pourra être maîtrisé selon les stratégies habituellement appliquées. L’effondrement d’un élément de dalle de 64 m² entre le 2e et le 1er sous-sol vient confirmer leur analyse : ils sont engagés dans une opération de très longue durée. Il va falloir associer de nombreux services publics à leurs côtés et rationaliser les très importants moyens engagés. En l’absence de victimes, la sécurité des intervenants est la priorité, suivie de la protection des biens des dizaines d’entreprises qui occupent le bâtiment, allant de l’imprimeur à la salle de sports, de l’entreprise de cuisine industrielle au… diamantaire ! Plusieurs millions de francs suisses de diamants sont évacués du rez-de-chaussée sous escorte armée.

La population doit être informée : des affichettes sont placardées dans les immeubles du quartier, tandis que des mesures de toxicité des fumées sont effectuées dans un rayon de 500 m.

Le secours du lac Léman

Le samedi 26, vers 9 heures, une explosion suivie de feu se produit dans une des sociétés du rez-de-chaussée approvisionnant des garages – les pneumatiques, huiles et batteries avaient été extraits des locaux à titre préventif la veille.

Afin de se rendre compte de l’ampleur du feu, il est décidé de créer une ouverture dans le mur d’enceinte au 2e sous-sol. Celle-ci permettra de constater que l’ensemble des 4 600 m² sont la proie des flammes. Le chef d’intervention décide alors de mettre en place l’opération piscine. L’ouverture pratiquée dans le mur d’enceinte est rebouchée ainsi que toutes les gaines donnant accès à l’extérieur.

Image FI n° 461 03 - Crédit: Éric Jaquerod

Pour emplir le sous-sol à 18 000 l/mn, l’eau du Léman est pompée.

L’opération piscine consiste à essayer de remplir le 2e sous-sol avec l’eau du lac Léman, distant de 1 600 m. L’armée est engagée avec des pompes débitant 8 000 l/mn. Ajouté aux canons qui manœuvrent déjà par les trouées, ce sont 20 000 l/mn qui vont se déverser pendant près de 24 heures. Le niveau de l’eau, porté à près de 50 °C, ne dépasse pas 80 cm et le feu ne faiblit pas. Il y a des fuites dans le sous-sol. En effet, les architectes découvrent que le bâtiment dispose d’un vide sanitaire et que le sous-sol, fait de matériaux de décharge, s’imbibe. L’ouverture latérale dans la paroi du 2e sous-sol est à nouveau ouverte afin de contrôler l’effet du noyage.

Lorsque la pelle mécanique, au fond de la tranchée, arrache le premier élément de paroi, ce n’est pas une piscine mais un véritable « four à pizzas » qui est découvert dans lequel un « bain » de flammes tourne lentement au-dessus des carcasses de centaines d’armoires. L’ouverture réactive le feu et la brèche est rapidement refermée.

Déblaiement des sous-sols

À J + 4, le dimanche, on décide d’ouvrir latéralement à nouveau et de créer un axe de pénétration sécurisé, l’étaiement des dalles, dont certaines accusent un affaissement de 30 cm, s’effectuant à mesure que les lances-canons progressent. Selon ce principe, la zone de feu est progressivement encerclée. Mais le feu ne peut être éteint que par élimination du combustible. Une stratégie d’extraction mécanisée par des engins de manutention réduits est élaborée, engageant des entreprises privées dont les agents sont contraints de travailler sous protection respiratoire.

À J + 8, le 1er sous-sol est ouvert et les 45 véhicules endommagés ou détruits sont extraits.

La paroi du 2e sous-sol est ensuite ouverte, sur près de 40 m, afin de permettre à la noria de moyens de déblai d’extraire les centaines de tonnes de dossiers qui, seulement détruits en périphérie, s’embrasent dès qu’on les éventre. Emportés par camions vers une aire sécurisée où ils sont éteints, les archives sont ensuite incinérées sous le contrôle de l’entreprise.

C’est à J + 18 que la dernière benne et son contenu fumant quittent les lieux du sinistre.

L’engagement, durant 432 heures d’intervention, de 2 175 personnes parmi les services de secours incendie, de protection civile, médicaux, policiers, municipaux, armée, experts en construction, etc. n’a entraîné, grâce à une gestion rigoureuse du commandement, aucune victime.

Image FI n° 461 04 - Crédit: Éric Jaquerod

Après avoir creusé une tranchée, les pompiers progressent dans le 2e sous-sol tout en étayant la dalle de béton.

Le bâtiment a exceptionnellement bien tenu. La conception de ses dalles, éléments posés aux quatre coins sur des poteaux, a permis dilatation et rétractation au cours du sinistre.

Le bâtiment était conforme à la réglementation

Les causes réelles de cet incendie ne sont pour le moment pas définies, la justice vaudoise mène encore l’enquête. La composante principale de ce sinistre reste la phénoménale quantité d’archives, stockés sur 4 600 m² non recoupés, sans désenfumage ni extinction automatique.

Initialement destiné à être un parking, le 2e sous-sol avait déjà été transformé en stockage d’archives en 1981. Lors de sa reprise par la société actuelle, la destination du bâtiment ne changeant pas, une remise aux normes ne s’appliquait pas. Le lieu était donc conforme à la réglementation au moment du sinistre.

Totalement restructuré, le bâtiment devra répondre aux exigences actuelles : si un compartimentage n’est toujours pas exigible (l’archivage de papier est considéré comme un risque à probabilité faible selon la méthode d’évaluation du risque appliquée par le service prévention de l’Établissement cantonal d’assurance), en revanche, l’extraction mécanique de fumée devra être conforme aux prescriptions de protection incendie de 2005 c’est-à-dire faire l’objet d’un concept d’extraction de fumée et de la chaleur établi par un cabinet d’ingénierie.

A l’expérience de ce sinistre, la réflexion pourrait s’orienter vers une protection des archives par une installation de brouillard d’eau à même de ne pas détériorer les documents tout en temporisant le feu dans sa zone de départ. Le service prévention de l’Établissement cantonal d’assurance, s’il ne peut l’imposer, leur conseillera fortement de compartimenter leur risque. Cela divisera d’autant la facture qui ici s’élève à 27 millions de francs suisses!

Des RIA et des extincteurs sont disposés au 2e sous-sol. Un réseau de détecteurs de fumée, relié à un tableau de signalisation, alerte automatiquement les secours publics en cas de déclenchement, après une temporisation de quelques minutes permettant une levée de doute par l’exploitant (un engin-pompe envoyé sans indication spéciale).

Le désenfumage naturel des sous-sols s’effectue via des conduits latéraux périphériques ouvrant sur l’extérieur, mais équipés de bâtis vitrés compromettant fortement leur efficacité.

La zone d’archives dynamiques disposée dans le volume des rampes d’accès condamnées est protégée par une installation d’extinction par agent inerte (qui s’est déclenchée).

Le centre de secours de Lausanne est à environ 1 000 m, et le réseau de poteaux d’incendie public est bien alimenté (conduites jusqu’à 600 mm de diamètre).

La société Sécur’ Archiv occupe le 2e sous-sol, soit 4 600 m² d’un seul tenant, d’un bâtiment de deux étages construit en 1972. Rectangulaire (64 m x 120 m), le bâtiment est à ossature et planchers béton, couvert d’une toiture-terrasse. Une cour centrale de 500 m² accessible à partir de deux porches « éclaire » le centre de la partie concernée. Les planchers sont constitués d’éléments de dalle de 12 cm d’épaisseur et de 8 x 8 m posés sur des poteaux de 40 à 65 cm de section.

Quatre blocs escalier/monte-charge compartimentés desservent l’ensemble des niveaux.

Une rampe d’accès dessert les sous-sols (le 1er sous-sol est à usage de parking). Entre le 1er et le 2e sous-sol, elle est condamnée et utilisée au stockage dynamique d’archives papier.

Le 2e sous-sol renferme, dans des îlots constitués d’armoires coulissantes à translation électrique, 50 000 cartons (850 t) appartenant à 150 clients.

Accessible aux véhicules sur trois faces, le site est longé par la voie ferrée au Nord et une ligne de tramway au Sud. Un second bâtiment, semblable, est distant de 20 m.

Construit sur une ancienne décharge, le bâtiment est porté par un ensemble de pieux profonds atteignant la roche. La présence d’un vide sanitaire et la légère émanation de méthane en provenance du sol a conduit à placer des gaines d’aération ouvrant en toiture et des détecteurs de gaz.

La maîtrise des feux de sous-sols, de grand volume, renfermant un fort potentiel calorifique et/ou fumigène impliquent une intervention rapide et puissante, pour peu que l’on ait localisé le sinistre, ce qui peut prendre « un certain temps ». Fumée et chaleur sont les deux facteurs qui, en occupant rapidement le terrain, compliquent, voire paralysent, l’action des secours. Ces opérations sont dangereuses pour les personnels engagés (effondrement de structures, désorientation dans les décombres) et pour le bâtiment. La production de chaleur et de gaz imbrûlés sur une longue durée conduit souvent à des « fuites » au niveau des dalles (passages de gaines et de canalisations, destruction de joints de dilatation) et à des transports de feux aux niveaux supérieurs.

A (re)lire :

  • Feu de parking souterrain à Clamart, Face au Risque n° 408, décembre 2004 ;
  • Feu de galerie technique quai François Mauriac à Paris, Face au Risque n° 369, janvier 2001 ;
  • Feu de stock de caoutchouc aux usines Michelin, Face au Risque n° 364, juin-juillet 2000.

En Suisse, État fédéral, la prévention des incendies et les services de défense incendie et secours dépendent des cantons et communes. Dans 19 de ceux-ci, les Établissements cantonaux d’assurance incendie garantissent, sur un principe mutualiste, les biens immobiliers contre l’incendie et les éléments naturels. Ces institutions sont également en charge des tâches de prévention et participent, avec les communes, à l’organisation et à la gestion des services du feu, finançant tout ou partie de ces activités.

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René Dosne, lieutenant-colonel (rc), créateur du croquis opérationnel à la Brigade des sapeurs-pompiers de Paris

René Dosne

Lieutenant-colonel (rc), créateur du croquis opérationnel à la Brigade des sapeurs-pompiers de Paris

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